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LE BERGSONISME

rattachées à la nature d’un être agissant et pensées comme des conditions, de l’action. Au-dessous des principes de la spéculation, si soigneusement analysés par les philosophes, il y a ces tendances dont on a négligé l’étude, et qui s’expliquent simplement par la nécessité où nous sommes de vivre, c’est-à-dire, en réalité, d’agir[1]. »

Entendons-nous. La philosophie n’a pas négligé tant que cela cette étude. Elle a donné bien des commentaires au primum vivere, deinde philosophare. On peut même dire que la majorité des philosophies tournent plus ou moins à une philosophie de l’action, et développent d’une certaine manière le λόγος σϰιά ἔργου (logos skia ergou) de Démocrite. Mais la philosophie antique et la philosophie moderne paraissent avoir porté dans deux directions différentes le reflet de l’état social où chacune s’est développée. Le problème de l’action pour les Grecs à partir de Socrate, et même avant lui (Pythagore, Héraclite) a été surtout politique. Le philosophe se voit dans la cité, pose la question de ses rapports avec la cité. La République de Platon, où la cité est le modèle agrandi et visible de la vie intérieure, semble posée au milieu de la philosophie grecque comme son Acropole. Pour les modernes le problème de l’action est surtout un problème moral. La critique de la cité chez les philosophes grecs du IVe et du IIIe siècle, l’affinement chrétien de la conscience religieuse, se rencontrent et collaborent pour pousser en pleine lumière le problème de l’homme intérieur, de l’action de l’homme sur lui-même. Au contraire la direction indiquée par Bacon et par une certaine partie du cartésianisme, l’action de l’homme sur la nature, est à peu près négligée par les philosophes jusqu’au XIXe siècle. Des trois branches qui portent fruit, mécanique, médecine, morale, dans l’arbre cartésien, la philosophie ne reconnaît guère pour sienne que la dernière.

Au XIXe siècle ces deux directions anciennes ont été rajeunies et également suivies. La création de la sociologie a renouvelé le point de vue antique, a coloré au reflet du milieu social tout le problème de l’action. D’autre part toutes les philosophies issues de Kant, de Fichte à Renouvier, ont maintenu le point de vue éthicocentrique. Mais en même temps la poussée des sciences biologiques a fait éclater les vieux cadres de la durée, comme l’astronomie avait au XVIe siècle détruit ceux de l’espace. Le point de vue de l’action substitué à celui du donné, le dynamique substitué au statique, prenaient dès lors place non seulement dans

  1. Matière et Mémoire, p. 220.