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LE BERGSONISME

D’autre part, selon la définition bergsonienne, ce qui fait le comique d’un caractère, c’est la raideur. Il était dès lors naturel que Molière considérât cette raideur à l’état pur, l’isolât en un caractère, qui est précisément celui d’Alceste. Le rire provoqué par la raideur vient de ce que la raideur est suspecte à la société, de ce que la société exige au contraire de l’individu une souplesse constamment entretenue et disponible. À la raideur devait donc s’opposer, dans la comédie même, la vie de société, et la comédie de la raideur devait s’identifier avec la mise en scène de la vie de société. Le ridicule, dans Alceste, ne porte nullement, comme l’a dit lourdement Rousseau, sur la vertu, mais sur la raideur. Si Molière avait donné un vice ou un travers à Alceste, le ridicule eût porté sur ce vice ou ce travers. Et, comme il ne lui en a pas donné, le ridicule ne porte que sur la raideur, c’est-à-dire sur l’essence du comique. Cette pointe extrême et logique du comique ressemble à ce que devient chez Corneille la pointe extrême et logique du tragique : le tragique est à base de volonté comme le comique est à base de raideur ; et la formule dramatique de Corneille produit dans Pompée ou Rodogune la volonté pour la volonté, comme celle de Molière devient dans le Misanthrope la raideur pour la raideur. Il serait intéressant (mais il y faudrait trop de pages) de rechercher pourquoi la comédie réussit pleinement là où la tragédie échoue à moitié.

Alceste fait rire par la seule raideur de son caractère : Cette raideur est mise en valeur d’abord par les agitations et les grimaces de trois pantins a ficelle, Oronte, Acaste, Clitandre, — deuxième figure comique ; ensuite par un Tartuffe femelle entre les mains duquel la ficelle casse deux fois, Arsinoé (la première fois sur la souplesse de Célimène, la seconde fois sur la raideur d’Alceste), troisième figure comique — ; enfin par cette souplesse de Célimène, qui n’est pas un personnage comique, mais qui est un personnage vivant. Nous pouvons ne pas aimer Célimène, mais nous l’admirons toujours un peu, et nous n’en rions jamais. Si elle nous fait rire, c’est, comme Molière lui-même, et comme Rivarol, par son esprit. Même lorsqu’après avoir arrangé comme on sait Arsinoé, devant les marquis, elle l’accueille avec des démonstrations d’amitié, nous rions d’Arsinoé plus que de Célimène, et le

Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine !
suffit pour que Célimène soit de moitié dans notre rire, et le gouverne.