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LE BERGSONISME

Si M. Bergson évite d’appeler Dieu l’x qu’est l’élan vital, rien dans sa philosophie n’interdit qu’on emploie ce nom, qu’on groupe encore sur lui un certain nombre des idées traditionnelles et philosophiques qui peuvent s’ordonner en une religion. Il y aurait cependant des difficultés de principe à surmonter.

L’élan vital a été comparé plusieurs fois à la Volonté de Schopenhauer. Il va de soi que Schopenhauer ne pouvait pas affecter du signe Dieu sa Volonté, puisque la Volonté ne se réalise que dans la souffrance et le mal, et qu’il n’y a qu’un bien, qui est la suppression du mal, la suppression de la Volonté, la suppression de l’être. Dieu ce serait donc l’absence d’être, le néant pur. Schopenhauer met d’ailleurs beaucoup d’ingéniosité à montrer qu’au fond les grandes religions aryennes ne disent pas autre chose.

Mais dès que l’élan immanent à l’être, dans la philosophie du romantisme allemand, est considéré comme la réalisation progressive du Bien, il est naturel qu’on l’appelle Dieu. De là la conception hégélienne, popularisée chez nous par Renan, d’un Dieu qui se fait, d’un Dieu qui sera. Il semble au premier abord qu’un Dieu bergsonien puisse être conçu sur ce modèle, que l’élan vital de l’Évolution Créatrice ressemble au nisus des Dialogues Philosophiques. Il y a cependant de graves différences.

L’idée romantique, hégélienne, renanienne, du progrès, de l’humanité et de Dieu, repose en somme sur un concept contre lequel le bergsonisme s’élève avec énergie, et qu’il a dénoncé tout aussi bien en ce qui concerne le problème de la liberté psychologique qu’en ce qui concerne le problème de la vie organique : le concept de l’évolution unilinéaire. Toute philosophie du progrès, depuis Condorcet, se représente le mouvement de la vie et de l’humanité comme tendant à un but, alors que la philosophie du XVIIe siècle et de l’antiquité les regardait comme dérivant d’un principe. On peut appeler ce but Dieu, comme on appelait auparavant Dieu ce principe. Le Dieu-but n’est que le Dieu-principe retourné dans la durée, et transféré du passé à l’avenir. L’un et l’autre peuvent être considérés comme des hypostases de la finalité, avec cette différence que, pour le Dieu-principe, la finalité constitue une loi du monde créé, tandis que, pour le Dieu-but, elle constitue la loi intérieure, la réalité inhérente à Dieu lui--