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LE MONDE QUI DURE

Européens, vous inventez toujours de nouveaux moyens de transport, et vous remplacez toujours des anciens par des nouveaux ; ce n’est pas la peine d’en créer ici qui seraient déclassés demain, et pour être sûr d’avoir les plus modernes, nous préférons attendre. » L’homo faber considère sa fabrication présente comme un absolu, la fabrication passée comme une étape de sa fabrication présente, et ne s’inquiète pas de savoir si la fabrication future remplacera ou non la sienne. Mais l’état intérieur du constructeur de 1918 était le même que celui du constructeur de 1923, et la succession réelle de ces états intérieurs ne doit pas se confondre avec l’évolution unilinéaire en laquelle le passé se schématise pour fournir au fabricant actuel une attitude utile et un plan directeur.

L’idolum tribus qu’est le préjugé de l’évolution unilinéaire contribue donc à nous représenter nous-même à nous-même comme la pointe d’un agmen, comme le produit de tout un passé qui non seulement aboutit de fait à nous, mais qui y aboutit de droit, qui préparait notre être et notre action. L’évolution unilinéaire se rattache aux illusions égocentrique, anthropocentrique, qui sont le pain quotidien de notre action et de notre pensée. L’histoire est une évolution unilinéaire qui aboutit pour Guizot à la domination des classes moyennes, pour Comte à l’établissement du positivisme, pour les nationalismes à la constitution d’un génie national, pour le communisme à l’égalité sociale. La seule différence entre les unes et les autres de ces doctrines, c’est que pour les unes l’évolution unilinéaire est parvenue à un aujourd’hui, et que pour les autres elle va à un demain, mais les dernières ne conçoivent bien et ne préparent activement ce demain, que parce qu’elles se refusent à voir devant lui un autre demain, de même que le constructeur de l’avion 1923 ne construit l’avion 1923 que parce qu’il se refuse à voir devant lui l’avion 1926. On a beau jeu de dénoncer ici l’illusion humaine et l’orgueil humain ; sans eux il n’y aurait pas d’action humaine, pas de création humaine. Nous en avons besoin, la vie en a besoin, comme de l’air que nous respirons et du pain que nous mangeons.

Et pourtant, tout en respirant l’illusion et en nous nourrissant d’orgueil, nous les reconnaissons pour de l’illusion et de l’orgueil ; il y a des moments où le voile se déchire, où tout au moins il flotte au vent, devient transparent, nous laisse apercevoir sur le soleil d’un autre monde une mer dont nous ne sommes qu’une goutte d’eau ou une crête d’écume. L’homo faber a pu être défini aussi un animal