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LE BERGSONISME

religieux. Laissons de côté la question de savoir si d’une part un animal comme le chien ne révèle pas envers son maître des sentiments religieux, et si d’autre part il n’y a pas des peuples et des hommes réellement sans religion. Pour nous exprimer en langage bergsonien, ce fait nous suffit, qu’il y a dans l’homme, à mesure qu’il se complique et se perfectionne, une tendance croissante à accentuer le sentiment religieux, que l’absence de ce sentiment nous paraît en lui une diminution, et qu’en imaginant une société vidée de tout sentiment religieux, nous imaginerions par là même une société de vie racornie et engourdie, plus proche des abeilles et des fourmis que de l’humanité réelle.

Si nous considérons le sentiment religieux sous ses formes les plus pures, celles qu’il revêt dans l’Évangile et l’Imitation, celles que chacun éprouve lorsqu’il laisse vivre en lui l’esprit de l’Évangile et de l’Imitation, nous reconnaissons en ce sentiment une tentative où ce qu’il y a de plus spirituel en l’homme est employé contre l’illusion et contre l’orgueil, où l’illusion est combattue à travers l’orgueil, où l’arbre d’illusion s’écroule après que les racines d’orgueil ont été mises à nu. Toute l’intelligence de l’homo faber cristallise autour de techniques ; tout le sentiment de l’homme religieux tend à s’ordonner en une ascétique et une mystique, et il tient en ceci : réaliser le royaume de Dieu, aller à la vérité par l’humilité, à la conquête d’une grandeur par le sentiment d’une faiblesse.

Mais cette démarche la plus haute de la vie est aussi la plus dangereuse. Elle aussi l’automatisme la guette, elle aussi est vite captive de la matérialité qu’elle doit se donner. À un tel point que les confusions les plus grossières deviennent son ordinaire le plus coutumier, et que, des pierres apportées pour Dieu, c’est le diable qui prend livraison.

Pas de sentiment religieux si l’orgueil n’est d’abord abattu. Qu’à cela ne tienne ! L’orgueil humain, expert à tous les déguisements subtils, prendra bien vite le masque du sentiment religieux, et lui qui est habitué à se nourrir de toute notre substance, il trouvera dans le sentiment religieux sa nourriture de choix. Flaubert dans la Tentation de Saint Antoine, Anatole France dans Thaïs ont conté ce drame si commun. Et ils n’ont eu qu’à lire (à lire le même texte) dans la nature humaine et dans l’histoire du sentiment religieux. L’humilité qu’on veut avoir ne sert qu’à gâter le peu qu’on en a. Ce qu’on croit l’humilité c’est la haine de l’orgueil, — la haine de l’orgueil des autres, — la haine des autres, — l’orgueil. L’histoire des Églises c’est l’histoire