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LE MONDE QUI DURE

des disputes théologiques, et parler de disputes théologiques c’est parler d’orgueil et de haine, tout aussi sûrement que parler d’incendie c’est parler de matières combustibles.

Et puis le sentiment religieux ne va guère sans une religion, une religion ne va guère sans une Église, une Église ne va guère sans des intérêts temporels, c’est-à-dire sans tout un atelier d’homo faber. L’Église et l’État, c’est parfois deux Églises, c’est toujours deux États. Et voilà des montagnes d’illusion et d’orgueil qui s’ajoutent à l’illusion et à l’orgueil nécessaires de l’homo faber. L’homo faber est un être social, et la religion a fourni à la société un ciment puissant, au levier d’Archimède un fort point d’appui. La patrie, qui multiplie nos puissances utiles d’illusion et d’orgueil, qui les élève à leur maximum d’efficace, la patria faber, est plus habile encore que l’homo faber à utiliser pour ses fins propres le sentiment religieux qui, originellement et à l’état pur, lui tourne le dos. Pas de patrie sans un Gott mit uns ! Pas de frisson religieux que l’élan vital des hommes actifs et des sociétés constructrices ne tende à utiliser, à mobiliser, à recruter ! La Sainte Vierge est colonel d’un régiment dans je ne sais quelle république de l’Amérique du Sud ; et on aurait tort d’en sourire, car il n’y a pas de nation qui n’élève à un grade dans son armée quelque sentiment religieux.

Le sentiment religieux n’est pas humain s’il n’est utile, et il ne devient utile qu’en ajoutant, d’une façon directe ou détournée, consciente ou inconsciente, à l’illusion et à l’orgueil, individuels ou collectifs, sans lesquels il n’y aurait ni vie, ni intelligence, ni évolution créatrice. L’automatisme qui le guette est, comme l’automatisme de l’artisan, un automatisme utile. Il n’en subsiste pas moins que cet automatisme trouble en ce sentiment, au moment où il le touche, ce qu’il y a en lui de purement religieux, comme l’intelligence arrête, en formulant le mouvement en repos et la vie en idées, ce qu’il y a en eux de purement mobile et de purement vivant. Qu’est-ce à dire sinon que, dans sa nature profonde, le sentiment religieux coïncide en nous avec ce qui, de nous, n’est pas humain, avec ce qui nous fait tourner le dos non pas seulement à l’homme d’aujourd’hui, à l’homme individuel, à l’homme dont nous sommes mécontents, mais à toutes les formes de l’homme et du surhomme, à la nature humaine, à l’élan vital de l’humanité ?