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LE MONDE QUI DURE

sous la détestable influence du théisme sémitique. Dirons-nous donc, en dépit de cette grande religion sans Dieu, que la religion, c’est le sentiment religieux ayant Dieu pour objet ?

Non. Mais l’essence du bouddhisme est faite d’une négation, contraire de l’affirmation positiviste, et il faut que cette négation soit bien importante dans l’être d’une religion, puisque là où elle manque le plus, comme dans le positivisme, le foyer religieux manque aussi le plus. Le bouddhisme est la négation de l’humanité aussi radicalement que le positivisme est la religion de l’humanité. Ces deux religions également sans Dieu figurent, du point de vue de l’humanité, l’antipode l’une de l’autre, l’être et le non-être de la religion. Ne pourrions-nous, en réfléchissant, libres d’idées préconçues, sur l’essence de la religion, arriver à la définir par là : une négation de l’Humanité ?

Peut-être. Mais il faudrait bien des précautions et des tempéraments. Et d’abord, pour pénétrer la nature de la religion, que devons-nous considérer, les religions ou le génie religieux ? Bien plutôt le second. L’art vrai, ce sont les trouvailles des artistes de génie qui ont le mieux reproduit la puissance inventive et créatrice de la nature. Pareillement la religion vraie ce sont les trouvailles des grands mystiques, des grands fondateurs de religion, ce n’est pas leur utilisation sociale, la somme de foi efficace qu’ils mettent au service des destinées nationales et humaines. Ou plutôt toute religion est un dualisme, le dualisme d’un Évangile et d’une Église. Toute religion implique une opposition, une thèse et une antithèse que ne résout nulle synthèse, les arrêts n’étant en ces matières que des coupes de l’intelligence, des points d’appuis de l’action.

Je sais bien qu’il est difficile d’apercevoir ce dualisme au fond de toute religion, parce que toute religion nous apparaît d’abord comme société religieuse, et que tous les hommes, en tant qu’hommes, en tant que portés par l’illusion vitale nécessaire, saisissent, étalent, utilisent le religieux sous la forme du social. Ainsi le philosophe lui-même ne saurait formuler l’intuition de l’être, qui est l’objet propre de la philosophie, et sans laquelle il n’y a pas de grand philosophe, autrement qu’en lui donnant une forme intellectuelle qui l’arrête et la glace. Toute philosophie tend à codifier ses intuitions en une scolastique, c’est-à-dire à s’éloigner de l’intuition par une scolastique. Comme une religion c’est le dualisme d’un Évangile et d’une Église, une philosophie c’est le dualisme d’une intuition et