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LE BERGSONISME

d’une scolastique. Aucune philosophie n’y échappe, aucun philosophe ne peut retenir indéfiniment son intuition sur la pente scolastique où elle doit finalement rouler. Et cela parce que le philosophe est un individu. Heureusement le philosophe, les philosophes, ne sont pas la philosophie ; l’élan de la philosophie dispose d’une puissance indéfinie d’intuition, qui ne pourrait d’ailleurs se manifester si des scolastiques ne lui faisaient obstacle, si une intuition ne consistait d’abord à dire : Non ! à une scolastique. Le dualisme religieux ne saurait être pleinement aperçu par les hommes religieux, puisque l’acte de l’homme religieux est de triompher de ce dualisme et de croire qu’il l’a définitivement vaincu. De même le dualisme philosophique ne saurait être pleinement aperçu par un homme philosophe, puisque l’acte de cet homme est de ne pas voir sa philosophie à lui sous forme de scolastique.

Et la complexité, la féconde contradiction des choses (cette contradiction sans laquelle il n’y aurait pas de nature) va plus loin. Les mystiques représentent l’intuition religieuse, de même que les grands philosophes représentent l’intuition philosophique. Comme ils n’ont commencé à écrire en Occident qu’avec les auteurs des Évangiles, puis avec le rédacteur des Ennéades, nous ne pouvons en constituer une chaîne aussi ancienne que celle des philosophes, mais Delphes et Éleusis impliquent bien en Grèce une culture mystique, qui antérieurement avait existé en Égypte. Laissons de côté le mysticisme philosophique comme celui des Ennéades. Considérons le mysticisme religieux, celui qui se meut dans le vocabulaire et les images d’une religion déterminée. L’expérience nous montre que les mystiques sont la plupart du temps, au contraire des philosophes, des esprits très habiles et très pratiques, parfaitement aptes à fonder et à gérer des institutions humaines, à mettre leur mysticisme en action (j’allais dire en actions). Un Évangile mystique, en principe, cela consiste à dire : Non ! à une Église. Mais cela consiste aussi à fonder une Église. Et l’habileté, l’intelligence d’une Église, résident aussi en ceci, qu’elle essaye de captiver, de s’annexer le mysticisme qui a toujours tendance à s’échapper d’elle, à faire appel à son bon sens, à lui dire : « C’est bien chanceux de fonder une Église. Surtout contre la nôtre, qui a bec et ongles, et vous fera la vie dure. Restez donc chez nous. Nous ne vous gênerons pas. Nous vous aiderons. Le meilleur moyen de réaliser votre œuvre, c’est d’employer nos ressources plutôt que de vous user, ou de vous briser, à nous détruire. » L’Église catholique,