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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/131

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LE MONDE QUI DURE

cela parce qu’il n’a pas choisi entre le théocentrisme et l’anthropocentrisme, parce qu’il ne les a pas non plus conciliés sous une timidité éclectique, mais parce qu’il les a poussés l’un et l’autre à leur extrémité, sans se soucier de leur contradiction apparente, avec une audacieuse et vivante vigueur. Le christianisme ne repose pas sur l’abstraction de Dieu, ou sur la réalité diffuse et omniprésente de Dieu, mais sur l’existence, la parole, l’Action et la Passion d’une personne, qui est Jésus-Christ. Le théocentrisme reçoit satisfaction, puisque, par l’imitation de Jésus-Christ, par l’union avec Jésus-Christ, l’homme disparaît en Dieu ; mais l’anthropocentrisme obtient aussi son plein développement, puisque le centre de l’amour divin c’est une nature humaine, c’est un cœur avec le battement duquel notre cœur peut arriver à accorder et à confondre le sien. J’ai emprunté ces mots de théocentrisme et d’anthropocentrisme à M. Henri Brémond, qui est un historien attentif, sympathique et intelligent du mysticisme, mais qui n’est pas un mystique. On ne les trouverait peut-être pas chez un vrai mystique, parce qu’ils correspondent à des coupes que l’intelligence fait du dehors sur le courant individible et vivant de la contemplation mystique. Le « j’ai versé telles gouttes de sang pour toi » et l’illumination extatique du « Feu » ne sont sans doute pour Pascal que la systole et la diastole d’un même cœur vivant qui bat.

Au contraire les religions de l’antiquité classique sont anthropocentrisme à peu près pur ; le bouddhisme indien (si athée qu’il paraisse) et le soufisme persan sont théocentrisme à peu près pur. Mais la religion qui tient une si grande place dans la cité antique tient une place très faible dans l’âme antique. Et ce que nous appelons religion c’est le sentiment religieux. Du vrai point de vue religieux, le complexus politique que les Grecs et les Romains appelaient religion ressemblait à peu près à la religion comme les imaginations théologiques du moyen-âge sur la nature ressemblent pour nous à la science de la nature. Et aujourd’hui encore la religion à contexture politique, nationale, même professionnelle, qui est suivie et pratiquée par tant d’Européens, soutient avec la religion spirituelle et vivante le même rapport que la science de catéchisme dogmatique avec l’esprit de la connaissance et de la recherche scientifiques. Nous peuplons de politique nos idées religieuses comme nous peuplons de religion nos idées scientifiques. Non seulement nous prenons la paille des termes pour le grain des choses ; mais nous prenons la paille d’avoine pour le grain de blé, la paille de seigle pour le grain de maïs.