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LE BERGSONISME
barrières. Le théocentrisme immodéré conduit au quiétisme, qu’elle a condamné. L’anthropocentrisme immodéré est contenu par ces deux conditions du salut : la nécessité de la grâce divine et l’obligation de l’amour de Dieu. Mais ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles et sur les plans supérieurs de l’âme, quand il s’est agi de définir la pointe de la contemplation mystique, que l’Église, a dû combattre le théocentrisme ; l’homme n’est pas naturellement théocentrique. Au contraire il est naturellement anthropocentrique. Il est écrasé sous le poids de l’individualité, mais adapté à ce poids, comme les êtres vivants des profondeurs marines sont adaptés au poids de milliers de mètres d’eau. Quand on les en tire brusquement la décompression les fait éclater. L’ascétique et la mystique ont précisément pour but de ménager et de conduire le passage de ce monde où nous sommes plongés (Pascal chrétien pouvait dire comme Pascal physicien, après le Phédon : Nous vivons sous un océan d’air) vers le monde supérieur, et une logique immodérée y ferait l’effet de la décompression. Mais l’ascétique et la mystique ne concernent que peu d’âmes. La nature humaine spontanée est faite d’anthropocentrisme, d’individualité, de corps, de matière, de nature, et tout cela il faut bien-qu’une religion l’épouse, en devienne captive, comme l’intelligence est captive de la matérialité sur laquelle elle se modèle et agit. L’Église dans ses catéchismes peut faire dire des lèvres à des millions d’enfants qu’ils doivent aimer Dieu. Elle est incapable d’incorporer ce mouvement des lèvres à un mouvement du cœur. L’amour de Dieu est un sentiment surnaturel et non un sentiment naturel. Ou, pour ne pas sortir de la nature et de la philosophie, c’est un sentiment de la natura naturans et non de la natura naturata. L’homme ne l’éprouve qu’exceptionnellement, en transcendant son être social, et seulement certains hommes. M. Maurras, dans la Bonne Mort, a conté l’histoire paradoxale d’un petit catholique strictement incapable d’aimer Dieu, et qui extorque le salut par la seule dévotion à l’Église, comme le pire criminel, dans les légendes des Miracles Notre-Dame, l’extorquait par la dévotion à la Vierge. Les œuvres, l’eau bénite, l’Église, les saints, la Vierge, tout cela fait une voie hiérarchique (on songe à l’aimant et aux rhapsodes de l’Ion) qui réduit le plus possible la part de l’amour direct de Dieu, et l’Église regarde même d’un mauvais œil la prière à Dieu omisso medic.

Non seulement l’Église catholique, mais en somme tout christianisme, puisque le christianisme c’est le Christ, c’est le Médiateur. Le christianisme nous paraît bien la religion de l’humanité supérieure. Et