Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
LE BERGSONISME

philosophe a été un grand mystique. Or aucune doctrine antique n’est plus rapprochée de celle de M. Bergson que celle des Ennéades. Comme le mystique et le philosophe ne sont nullement séparés chez Plotin par des cloisons étanches, il y a lieu de croire que ses intuitions comportent des parties communes à la mystique et à la philosophie. On sait qu’une partie de la critique contemporaine a interprété l’intuition bergsonienne comme une attitude mystique, et le bergsonisme comme un mysticisme ennemi de l’intelligence. Ce sont là des imaginations, mais la pente au bout de laquelle elles s’étalent existe bien dans cette philosophie. Toutes les fois que M. Bergson a considéré sa philosophie à l’état d’arrêt, c’est par une déficience de cette philosophie, par une chute de son élan vital dans la matérialité d’un système (tout philosophe en est là par la même loi qui fait que tout philosophe a un corps). Mais lorsqu’il a vécu sa philosophie dans son élan, ou plutôt dans ce retournement de l’élan vital contre son principe, qu’est réellement la philosophie, n’a-t-il pas senti que ce mouvement n’était pas absolument différent du mouvement mystique, que la philosophie n’était philosophie pure que par nécessité de cadres efficacement tracés avec un secteur limité, et qu’intégrale et libre elle s’exprimerait religieusement ? Le retournement de l’élan vital qu’est la philosophie prendrait alors la figure d’un véritable retour. Le mouvement inverse de l’élan vital serait bien un mouvement théocentrique. Le caractère paradoxal et exceptionnel de la contemplation mystique exprimerait bien le caractère paradoxal et exceptionnel de ce renversement, de cette vie divine en nous, sans commune mesure avec notre vie humaine, laquelle, nous poussant hors de nous, nous fait agir sur la matière. « Le sentiment religieux, dit Schleiermacher, est tout entier adoration, c’est-à-dire oubli du plaisir et de la douleur, soumission à l’Unité absolue de la vie. » Seulement cette soumission est bien difficile, puisque le plaisir ne s’oublie que par la douleur, que la douleur ne s’oublie que par le plaisir, et que la vie n’est vie que par l’élan vital, c’est-à-dire par l’élan qui la fait sortir de son Unité absolue pour l’épanouir en individus et en espèces, pour l’arracher à cette Unité et l’attacher à l’illusion utile de ces individus et de ces espèces. Quand nous considérons cette Unité absolue de la vie, nous trouvons de l’être liquide qui fuit dans nos mains de tous côtés. La seule manière dont l’humanité, qui en sent obscurément la présence, puisse fixer quelque peu cette présence, c’est de lui donner d’abord un nom, de l’appeler Dieu. Une démarche nécessaire, pour que l’élan philo-