Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sophique se transformât dans le bergsonisme en élan religieux, serait la découverte du biais qui permettrait d’appliquer à l’élan vital (Nomina numina) le plus grand nom des langues humaines. Toutes nos disputes sont grammairiennes, dit Montaigne. La plus haute de ces disputes ne saurait faillir à cette loi.


XI

DIEU

« La méthode philosophique, telle que je l’entends, dit M. Bergson dans sa lettre au P. de Tonquédec, est rigoureusement calquée sur l’expérience (intérieure et extérieure) et ne permet pas d’énoncer une conclusion qui dépasse de quoi que ce soit les considérations empiriques sur lesquelles elle se fonde[1]. » Il y a peut-être là une équivoque. Les deux versants de l’expérience ne sauraient être utilisés avec les mêmes chances d’assentiment, sinon de vérité. L’expérience extérieure est commune à tous les hommes ; toute notre connaissance scientifique est fondée sur des expériences que nous n’avons pas faites, que nous ne ferons jamais, mais que d’autres ont faites, et en lesquelles nous croyons parce que, sans cesser d’être nous-mêmes, nous aurions pu et pourrions les faire à leur place. Il n’en est pas de même de l’expérience intérieure, personnelle et incommunicable, sur laquelle se fonde la philosophie. Les termes de « considérations empiriques », de « conclusions », qui vont à l’expérience extérieure comme un vêtement sur mesure, ne sont plus, sur l’expérience intérieure, qu’un vêtement de confection, ou plutôt le vêtement d’autrui. Nous admettons parfaitement que l’Évolution Créatrice aboutisse à des conclusions sur l’essence du monde. On admettra difficilement qu’elles soient obtenues sans dépasser de quoi que ce soit les considérations empiriques sur lesquelles elles se fondent. La plupart des hommes, et même des philosophes, ont beau interroger honnêtement leur expé-

  1. Études, tome CXXX, p. 515.