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LE BERGSONISME

fondées non seulement sur les ressemblances des individus, mais sur leurs différences, non seulement sur leur accord, mais sur leurs luttes et leurs haines. On peut dire en ce sens qu’une société, une nation, représentent mieux qu’un individu cette coexistence des possibles dans l’élan vital, que l’humanité la représente mieux qu’une nation, que l’ensemble des systèmes stellaires où la vie est possible ou actuelle la représentent mieux que l’humanité, et qu’à la limite de ces cercles concentriques il y a Dieu.

« Je parle de Dieu, dit M. Bergson dans sa lettre au P. de Tonquédec, comme de la source d’où sortent tour à tour, par un effet de sa liberté, des courants ou élans dont chacun formera un monde : il en reste donc distinct. » De même que la France est distincte des individus français, que l’humanité est distincte des nations. Si nous réfléchissons librement et de bonne foi à la distinction entre la France et les Français, nous sommes conduits dans une zone de grande obscurité. La France est la source d’où sont sortis tour à tour, par un effet d’une puissance contingente ou libre, les élans ou courants dont chacun fait un Français, ou une forme de la vie politique, sociale, artistique françaises. Je ne suis pas assez borné pour ramener cet élan à mon individu, pas assez sot pour l’identifier avec mon parti politique, ma classe sociale ou mes préférences artistiques. Je le sens qui déborde tout cela, je l’éprouve comme un courant. Est-ce que je le connais comme une personne ? Non. Je ne vois de personnes qu’en moi et en des individus comme moi. N’en serait-il pas de même si je voulais chercher à me représenter Dieu comme une personne ?

La question paraît d’ailleurs d’autant plus délicate et insoluble que je donne au mot d’individu deux sens différents, et même opposés. D’une part j’appelle individu une réalité spirituelle. Mais d’autre part un individu est un centre d’action physique, un moyen d’annuler d’une réalité spirituelle ce qui est inutile à l’action. Mon système cérébral, mon corps, sont, dit M. Bergson, des appareils qui ne retiennent de ma mémoire passée et de ma représentation actuelle que ce qui est à peu près nécessaire ou utile à l’action. Ma conscience, liée à l’existence de mon corps et de mon cerveau, est donc une réalité privative, je veux dire une réalité qui, pour mon bien ou du moins pour le bien de mon action, me prive de presque tout mon être passé et de presque tout mon être présent. Elle m’en prive, elle ne les annule pas. Pour que je pusse les reconquérir, il faudrait que cet appareil obturateur qu’est mon corps cessât de fonctionner. C’est ce qui se produira