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LE MONDE QUI DURE

quand je mourrai, et je puis fort bien manquer de philosophie jusqu’à trouver le remède pire que le mal. Mais tout ce passé qui continue à constituer ma réalité spirituelle, cette mémoire où est conservé tout mon passé, et qui se prolonge probablement en le passé de ma race, de mon espèce, de l’univers, ne figurent-t-ils pas, derrière ma conscience utile, derrière ma conscience individuelle qui est déficience, une véritable supra-conscience ? La psychologie de Matière et Mémoire ne nous indique-t-elle pas, non hors de nous mais en nous, le type d’existence toute spirituelle auquel nous pouvons référer l’existence également spirituelle d’une nation, de l’humanité, de l’univers, de Dieu ? Cette supra-conscience dont l’existence peut être pressentie par l’intuition, rien de plus difficile que de s’en former une idée. Tout ce que nous pouvons faire actuellement c’est d’apercevoir plusieurs directions à tenter.

L’une d’elles, par un détour assez inattendu, irait rejoindre la théologie d’Aristote. Ce que nous appelons conscience, ce que nous expérimentons en nous comme conscience, est lié à l’action, (à la limitation et à la partialité de l’action) tout aussi bien que la perception. « Que la matière, dit M. Bergson, puisse être perçue sans le concours d’un système nerveux, sans organes des sens, cela n’est pas théoriquement inconcevable ; mais c’est pratiquement impossible, parce qu’une perception de ce genre ne servirait à rien[1]. » N’en est-il pas de même de la conscience ? Nous entendons par conscience la conscience utile, et non une conscience théorique, de même que la vie considère comme énergie à maintenir, à sauver de la dégradation, l’énergie utile et non l’énergie potentielle, qui se conserve toute seule. Or il ne saurait exister de conscience utile que la conscience liée à un corps. L’énergie spirituelle pure que M. Bergson appelle (ou me paraît appeler) supra-conscience serait une énergie spirituelle qui ne servirait à rien (peut-être en voyons-nous un exemple dans les formes supérieures de l’art ; peut-être, comme le croit Schopenhauer, la musique nous en donne-t-elle une image, une ombre). La supra-conscience serait donc, dans l’ordre du spirituel, ce que serait la perception pure dans l’ordre de la matière. La perception pure, précisément en tant qu’elle ne servirait à rien, ne pourrait que coïncider avec la perception du tout, c’est-à-dire avec la totalité de la matière. Pareillement la supra-conscience ne pourrait que coïncider avec la totalité de l’énergie spirituelle, mais

  1. Matière et Mémoire, p. 33.