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LE MONDE QUI DURE

nous ne devons pas rendre responsable le principe même de la vie[1]. »

De là aussi, semble-t-il, cette alternative posée à la vie morale et à une doctrine morale : ou bien s’identifier à l’un de ces arrêts ou bien épouser ce mouvement. Le premier parti est celui vers lequel nous pousse toute la morale familiale, nationale, corporative, sociale, humaine. Il est lié à notre nature d’individu et d’espèce. Il est même lié au principe de la vie, qui a besoin pour s’expliciter, s’exprimer, s’élancer, s’enrichir, de ces différences individuelles et spécifiques traduites en désharmonie et en lutte. Se refuser à ces arrêts, à l’égoïsme et à l’illusion de ces groupes et de ces espèces antagonistes, c’est se refuser aux conditions de la vie, se refuser à la vie. Le second parti est amorcé dans les formes supérieures de la religion, qui nous détachent des illusions individuelles et spécifiques, nous délient des arrêts qui nous capturent ou nous captivent, nous jettent dans le courant de la réalité divine. Il semble qu’il y ait là une antinomie morale analogue aux antinomies kantiennes. Mais les antinomies kantiennes ne sont nullement présentées par Kant comme ces gouffres de contradictions, ces scandales de la raison qu’elles sont devenues dans les tragiques imaginations littéraires. Un philosophe garde son sang-froid sur le terrain spéculatif comme un général sur le champ de bataille. Antinomie signifie simplement distinction et dualisme : dualisme de la sensibilité et de l’entendement pour les antinomies mathématiques, dualisme de la raison théorique et de la raison pratique pour les antinomies dynamiques. Pareillement les deux partis moraux auxquels peut aboutir une philosophie bergsonienne se développent sur deux registres différents, contradictoires pour qui voudrait les penser et les vivre, les être ensemble, peut-être complémentaires pour qui les regarde dans leur ordre. Le premier est celui de la vie, le second est celui de la mort, et tous deux pareillement humains, puisque nous sommes appelés également à vivre et à mourir. Vivre c’est accepter une illusion nécessaire, c’est ne voir dans l’élan vital que la coupe que nous sommes, ou bien celles dont nous sommes solidaires, c’est accepter une morale de la vie, une morale de la justice possible et limitée, de l’injustice possible et également limitée. L’arrêt individuel, l’arrêt familial, les arrêts corporatifs, les arrêts nationaux, les arrêts religieux, les arrêts esthétiques, les arrêts humains, les arrêts de la vie qui dit sur le lac enchanté : Ô Temps suspends ton vol ! — tous ces arrêts, superposés

  1. Évolution Créatrice, p. 276.