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LE MONDE QUI DURE

sant pour permettre à la vie sociale de s’exprimer sous une forme mathématique ? Mais elle ne le fait qu’en écartant de sa manière de considérer les êtres tout ce qui impliquerait en eux une histoire. « À un jeu de pur hasard, dit Cournot, comme le trente et quarante, l’accumulation des coups dont chacun est indépendant de ceux qui le précèdent et reste sans influence sur ceux qui le suivent, peut bien donner lieu à une statistique, non à une histoire. Au contraire, dans une partie de trictrac ou d’échecs où les coups s’enchaînent, où chaque coup a de l’influence sur les coups suivants, selon leur degré de proximité, sans pourtant les déterminer absolument, soit à cause du dé qui continue d’intervenir aux coups subséquents, soit à cause de la part laissée à la libre décision de chaque joueur, on trouve, à la futilité près des amours-propres mis en jeu, toutes les conditions d’une véritable histoire, ayant ses instants critiques, ses péripéties et son dénouement[1]. » Cournot montre ensuite que si les découvertes scientifiques pouvaient se succéder dans un ordre quelconque, les sciences n’auraient pas d’histoire, mais des annales ; si au contraire chaque découverte était rigoureusement amenée par celle qui la précède, il n’y aurait qu’une table chronologique. Il n’y a histoire que là où il y a une part, mais une part seulement de hasard. Un bergsonien dirait une part d’indétermination, et une part seulement, la part de détermination étant fournie par l’existence, le poids, la mémoire héréditaire d’un passé : dualisme qui implique, comme dans la trame même du tissu politique et social, un élément conservateur et un élément progressiste. La différence est que, pour un bergsonien, ces parts d’indétermination et de détermination sont données dans une réalité concrète, qui est une durée vivante — durée historique analogue ici à celle d’une conscience — tandis que Cournot conçoit le hasard sous une forme mécanique, comme le production accidentelle d’un phénomène par le concours de plusieurs séries indépendantes de causes et d’effets.

Cette durée vivante que suppose l’histoire, il faudra peut-être la concevoir comme un élan social, forme de l’élan vital. M. Bergson a étudié, dans l’Essai et dans Matière et Mémoire, l’élan vital sous sa forme individuelle, c’est-à-dire psychologique, et dans l’Évolution Créatrice

  1. Considération sur la marche des idées, t. 1, p. 7.