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LE BERGSONISME

l’élan vital sous sa forme générale, cosmologique. Entre cette psychologie et cette cosmologie, un disciple de M. Bergson pourrait établir ou essayer une sociologie. Certes cet élan social ne saurait être formulé comme un cas de l’élan vital ou de l’élan psychique individuel ; il implique des points de vue originaux, une notion de l’« élan» à retailler sur des mesures nouvelles. Cet effort suffirait à remplir une carrière philosophique, et on comprend que M. Bergson ne l’ait point tenté. On pourrait peut-être dire que, dans l’esprit de sa doctrine, la réalité sociale impliquerait deux points de vue complémentaires. D’une part le social serait du psychique spatialisé et éteint. « Il nous a paru que le travail utilitaire de l’esprit, en ce qui concerne la perception de notre vie intérieure, consistait dans une espèce de réfraction de la durée à travers l’espace, réfraction qui nous permet de séparer nos états psychologiques, des les amener à une forme de plus en plus impersonnelle, de leur imposer des noms, enfin de les faire entrer dans le courant de la vie sociale[1]. » D’autre part la vie sociale, milieu même et atmosphère respirable de notre action, nous porte à un état de tension qui multiplie infiniment notre nature individuelle, et, avec les grains de blé dont elle prive notre personnalité vraie, sème une moisson nourricière, nourricière d’abord de nous. Pour employer une autre image, elle roule comme autant de gouttes de pluie ces états psychologiques impersonnalisés, mais le fleuve qu’ils forment constitue une réalité qui doit être considérée en elle-même, avec sa masse, son volume, sa direction, sa pente, son régime.

Une réalité sociale, comme l’a fortement dit Durkheim, n’est pas faite de la somme des individus, elle existe sur son plan particulier. Mais si la multiplicité individualisée est nécessaire à l’élan vital pour expliciter également des tendances qui ne sauraient coexister dans un même être, la réalité de l’individu existe plutôt à cet état même de tendance qu’à l’état de réalisation. Un corps est un bourgeon qui pousse « sur le corps combiné de ses deux parents ». Il correspond à un effort local et momentané, finalement vaincu, pour détourner, arrêter, monopoliser l’élan vital. La réalité sociale, l’élan social, réagissent contre cet effort, rejettent l’individu dans un courant. Du point de vue de la société l’individu apparaît comme poussé sur l’élan vital social, ainsi que son corps apparaissait comme un bourgeon poussé sur l’élan vital de l’espèce, ainsi que l’espèce apparaissait comme

  1. Matière et Mémoire, p. 204.