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LE BERGSONISME

des peuples et les vicissitudes des empires ». Le roi, qui n’a pas le temps de lire tout cela, leur demande d’abréger. Ils se mettent au travail, et au bout de vingt ans apportent quinze cents volumes. C’est encore trop. Nouvelle réduction, qui donne après dix ans cinq cents volumes. Mais le roi est au terme de sa vie. Il faut abréger si l’on veut qu’il connaisse l’histoire des hommes. Après cinq ans un vieux savant mourant apporte un gros livre au roi aussi mourant, et qui déplore de mourir sans connaître l’histoire des hommes. Sire, répond le savant, je sais vous la résumer en trois mots : Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent. Un bergsonien emploierait peut-être d’autres mots pour résumer le caractère intelligible de l’humanité. Mais de ce caractère intelligible, ordre de répétition pure, de cette pointe formulée par une philosophie, à une histoire idéale, qui fonctionnerait comme mémoire totale de la durée humaine, on peut concevoir une infinité de plans où prendraient place toutes les formes, historiques et sociologiques, de la répétition et de la différence.

Cette mémoire totale de la durée humaine existerait-elle autrement que comme un mythe, une image analogue à celle de nos plans ? Notons que dans Matière et Mémoire M. Bergson ne limite pas la mémoire pure à la durée individuelle. Elle implique tout notre acquis prénatal, elle se confond peut-être avec la durée de l’humanité, comme celle-ci avec la durée de l’élan vital. Notre corps fait fonction d’obturateur, dont le mécanisme de sélection ne laisse passer à peu près que ce qui est utile à son action. Or la société est un être distinct des individus, et la société n’a pas d’autre corps que les corps des individus. Cette part immense de l’être social, qui ne correspond pas à des individus déterminés, ne correspond donc non plus à aucun corps, à aucune réalité physique, et cependant elle existe. Elle existe au point que nous éprouvons que notre existence individuelle, appuyée sur un corps, est peu de chose à côté d’elle. Une famille, un État, l’humanité, nous paraissent, bien que sans corps, et peut-être parce que sans corps, des formes de l’élan vital supérieures à notre personne. Elles existent, donc elles durent. Ou, pour mieux parler, c’est vraiment sur ce plan de la durée que nous sentons leur existence mieux encore que la nôtre propre, puisque la fin de notre action, de notre vie, nous paraît être de nourrir et de renforcer leur durée. Si l’analyse de Matière et Mémoire implique la réalité en nous d’un conservatoire intégral de mémoire pure, l’analyse de l’Évolution Créatrice nous ferait désirer, repensé d’ailleurs à neuf et comme problème