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LE MONDE QUI DURE

un bourgeon poussé sur l’élan vital cosmique. Les sociétés, qui sont des êtres supra-conscients bien plutôt que des êtres inconscients, nous donnent sans doute une figure de l’élan vital plus vraie que les individus. Leur évolution créatrice réunit les deux caractères de l’évolution naturelle, extérieure à nous, et de l’évolution psychologique, intérieure à nous. Elle crée en dehors de nous, mais aussi en nous et par nous. C’est pourquoi une théorie bergsonienne de la vie sociale serait, dans la doctrine, d’un si haut intérêt. Notons d’ailleurs que, parmi les créations proprement sociales qui continuent l’élan vital créateur, M. Bergson en a étudié une, le rire. Et le petit livre du Rire, qui va si loin, pourrait, avec quelque paradoxe, être considéré jusqu’à un certain point comme une introduction à une sociologie bergsonienne.

Une sociologie dont une pièce importante consisterait dans une distinction plus précise et plus profonde des faits sociaux et des faits historiques, irait chercher, à leurs racines, et la condition de ce qui se répète et la condition de ce qui ne se répète pas. En principe la sociologie serait une étude de ce qui se répète, l’histoire une étude de ce qui ne se répète pas. En fait cette distinction ne tiendrait pas, et, pour le sociologue comme pour l’historien, le même fait peut considéré de deux points de vue différents, prendre place dans un tableau de répétitions ou dans le tableau contraire. Il faut posséder ces deux tableaux, jouer l’un sur l’autre alternativement, prendre l’un comme contre-assurance de l’autre. Il en est de l’histoire comme de nous-mêmes. Nous sommes à la fois répétition et variation. À la limite de notre répétition, il y aurait ce que Kant et Schopenhauer appellent le caractère intelligible. À la limite de notre variation il y aurait une sorte de graphique brut de notre durée. Entre deux limites de ce genre on construirait pour l’histoire une série de plans, analogues aux plans de mémoire que M. Bergson, dans Matière et Mémoire, représente par les plans des sections d’un cône. Un apologue oriental, plus ou moins imaginé par Anatole France, nous donnerait une figure pittoresque de ces plans. Un roi de Perse ordonne à des savants de composer une histoire universelle pour l’instruction d’un prince. Au bout de vingt ans, ils la lui apportent, composée de six mille tomes et renfermant « tout ce qu’il a été possible de réunir touchant les mœurs