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LE BERGSONISME

houillers de l’époque secondaire, réserves qui sont demeurées inutilisées des milliers de siècles, et dont la vie animale libère aujourd’hui dans les usines l’énergie potentielle, de la même manière en somme qu’un cheval libère celle d’une poignée de foin. D’autre part création de ces grands mécanismes, de ces machines démesurées qui paraissent à cette épaisse végétation fossilisée de l’âge carbonifère ce qu’étaient à la végétation vivante de la même époque les organismes des sauriens gigantesques. Sous forme d’instinct, la vie animale n’a pas été à la hauteur de ces accumulations exubérantes, et n’a pu maintenir ces paradoxes d’audacieuse énormité. Elle est revenue à la charge, sous forme d’intelligence, en le second dix-neuvième siècle de notre époque quaternaire.

Bien entendu il faut distinguer ici la réalité et ce qu’y ajoutent, pour la faire agréer, mes imaginations métaphysiques. Le carbone est fixé dans le végétal vivant par un élan de la nature que nous pouvons, avec des précautions, un à peu près sommaire et une relation humaine, interpréter comme une finalité. Mais cette immobilisation des réserves fossilisées, cette fixation si prolongée, ne relèvent que d’une cause mécanique. La rencontre de l’intelligence mécanicienne avec ces magasins d’énergie potentielle n’était pas donnée dans le plan général de la vie, comme la rencontre de la dent de la chèvre et de l’herbe qu’elle broute. Nous sommes ici devant une de ces interférences accidentelles de séries, étrangères l’une à l’autre, par lesquelles Cournot définit le hasard. N’allons pas trop loin pourtant. Il y a une limite cosmique où ce n’est plus hasard. C’est bien le hasard qui croise ici cette série animale d’énergie libérée et libératrice avec cette série végétale d’énergie accumulée, mais ce n’est pas le hasard qui met, d’une façon générale, les organismes libérateurs d’énergie à la recherche des organismes accumulateurs, vivants ou morts.

L’avenir de l’élan vital sur la terre est lié sans doute à la quantité d’énergie potentielle dont les machines pourront dégager, et l’homme ou le sur-homme utiliser, la force vive. « Ce qui constitue l’animalité c’est la faculté d’utiliser un mécanisme à déclenchement pour convertir en actions explosives une somme aussi grande que possible d’énergie potentielle accumulée[1]. » Cette énergie potentielle, l’homme jusqu’ici l’a surtout demandée, de façon d’abord médiate (moteurs animaux) puis immédiate (arbres fossiles) au règne végétal. Au cours

  1. L’Évolution Créatrice, p. 130.