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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/181

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LE MONDE QUI DURE

du XIXe siècle il en a connu d’autres sources, pétrole et houille blanche, et la liste n’est, très probablement, pas close. Ces diverses accumulations d’énergie solaire sont d’ailleurs tellement analogues que M. Bergson en emploie volontiers une pour servir de métaphore de l’autre, — et c’est à peine une métaphore. L’opération par laquelle la plante emmagasine de l’énergie « consiste à se servir de l’énergie solaire pour fixer le carbone de l’acide carbonique, et, par là, à emmagasiner cette énergie comme on emmagasinerait celle d’un porteur d’eau en l’employant à remplir un réservoir surélevé : l’eau une fois montée pourra mettre en mouvement, comme on voudra et quand on voudra, un moulin ou une turbine. Chaque atome de carbone fixé représente quelque chose comme la tension d’un fil élastique qui aurait uni le carbone à l’oxygène dans l’acide carbonique. L’élastique se détendra, le poids retombera, l’énergie mise en réserve se retrouvera, enfin, le jour où, par un simple déclenchement, on permettra au carbone d’aller rejoindre son oxygène. De sorte que la vie entière, animale ou végétale, apparaît comme un effort pour accumuler de l’énergie et pour la lâcher ensuite dans des canaux flexibles, déformables, à l’extrémité desquels elle accomplira des travaux infiniment variés[1]. » Quand des neiges alpestres accumulées et ruisselantes l’homme tire le feu qui l’éclairé, le chauffe et anime ses machines et ses bras artificiels, c’est que l’Homo faber a retrouvé, par le détour mathématique, la formule même de la matière. Des réserves solaires enfouies dans le sein de la terre aux réserves annuelles entassées sur les montagnes, le réseau infatigable des formules jette le pont d’une identité quantitative, génératrice d’hétérogénéité, de qualité, de liberté. La vie qui a demandé jusqu’ici au soleil d’écarter des atomes de carbone et d’oxygène, l’homme qui, dans les arts du feu, recombine ces atomes de carbone avec des atomes d’oxygène, suivent la même voie, et n’ont évidemment pas épuisé toutes les manières de libérer de l’énergie solaire, tous les relais indéfinis que l’intelligence peut apporter désormais à l’élan vital.

Il serait dès lors possible de prolonger le bergsonisme en une philosophie de l’âge des machines, et même en une philosophie qui serait obligée par son équation personnelle, par sa place dans le temps, de penser l’histoire, de penser le passé sous une figure empruntée à ce milieu. Entre l’Essai et l’Évolution Créatrice, voyez le secours qu’a

  1. L’Évolution Créatrice, p. 275.