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LE MONDE QUI DURE

est considérée comme subversive, en différents pays, par des personnes qui estiment, peut-être avec raison, que la croyance en l’intention formelle et en la responsabilité personnelle de tel ou tel individu fait partie d’un dogme utile à une action de nation ou de parti. Même lorsqu’il s’agit d’événements qui ne nous touchent plus, l’homo faber faiseur de plans subsiste en l’homo sapiens faiseur d’ordre. On attribue au Sénat romain des plans profonds de conquête, à César et à Auguste l’ambition de fonder l’Empire romain, à Philippe Il, à Louis XIV, à Napoléon des projets de monarchie universelle. Quand Napoléon, à Sainte-Hélène, occupe ses loisirs à faire de l’histoire, à faire son histoire, il pense en historien, et il s’attribue à lui-même, peut-être de bonne foi, des idées de ce genre, qu’il n’eut jamais. La lecture des mémoires d’hommes politiques, comme ceux de Bernis ou de Guizot, nous place fort bien, ici, sur le lieu de passage de la psychologie individuelle à la psychologie historique. Ils se mettent eux-mêmes en costume d’histoire.

Mais l’histoire ne se réfère pas seulement à l’utilité et à l’intelligence pragmatiques. Au même titre que le roman et le drame, elle a été traitée par des hommes en communication profonde avec la vie, des hommes de génie. Elle a essayé de s’affranchir du caractère rationnel et utilitaire qu’elle prend naturellement ; la vie historique s’est rapprochée de la vie humaine telle que la dépose en nous le courant de notre durée. Certes l’intelligence, qui cherche à prévoir (Savoir pour prévoir afin de pouvoir) isole du passé historique des similitudes, relie ces similitudes dans des plans. « Ce qu’il y a d’irréductible et d’irréversible dans les moments d’une histoire lui échappe[1].» Mais précisément l’histoire, méditée dans sa nature profonde, peut nous fournir ce sens de l’irréductible et de l’irréversible, qui lui appartient en propre et que notre intelligence a toujours tendance à obscurcir. Et l’histoire, en nous donnant ce sens de l’irréductible, et de l’irréversible nous accorde à l’élan créateur lui-même, qui a une histoire, qui est une histoire. Si la philosophie bergsonienne pouvait remonter à l’origine de cet élan créateur, elle coïnciderait avec de l’histoire, sinon à la façon des romans gnostiques, tout au moins à celle de la philosophie alexandrine. Remarquons d’ailleurs que la religion chrétienne, comporte, avec ses étapes de la Création, de la chute, de l’Incarnation, de la Rédemption, du Jugement dernier, une histoire réelle, une succession

  1. L’Évolution Créatrice, p. 32.