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LE BERGSONISME

l’action créatrice déborde infiniment l’intention, et la critique naïve qui met des intentions formelles derrière cette action créatrice trouve là une de ses plus riches occasions de lourdeur et de ridicule. Le génie se définit même, d’un certain point de vue, comme la masse d’intuition et d’imprévisible qui vient se mettre entre l’intention et l’action, conduire celle-ci à un résultat si disproportionné avec celle-là. « Sans l’espérance, disait Héraclite, on ne trouvera pas l’inespéré. »

Or il est presque impossible que l’histoire ne tombe pas dans cette illusion de l’intention et de la finalité. L’histoire consiste en partie à se mettre en présence des actions humaines, et à supposer des intentions derrière ces actions. Quand elle apparaît chez les Grecs, Thucydide pousse cette tendance à son extrémité logique : qu’est-ce en effet que les discours qu’il prête à ses personnages, sinon un système d’intentions par lesquelles il explique l’action une fois faite ? Notez qu’il tient toujours compte, dans ses discours, de l’issue de l’action que ces discours sont censés précéder. Et bien que les discours aient disparu de l’histoire, nos historiens, poussés par le génie inévitable de l’histoire, ont continué à mettre sous leurs tableaux un quadrillé d’intentions conscientes.

C’est qu’intention et finalité ont une raison d’être pragmatique et utilitaire. En politique et en histoire il y a, comme dans la vie individuelle, le plan de l’action et le plan du rêve. Mais ce plan, métaphore quand il s’agit du rêve, devient réalité quand on passe à l’action. Agir c’est faire des plans, et en exécuter généralement d’autres, mais on n’en exécute que si on en a fait, on ne crée que si on a d’abord l’intention de copier. Et surtout agir sur les autres c’est supposer des plans chez les autres. Le délire de la persécution, qui anéantit un individu, peut exalter un peuple, et la psychose de guerre utilise fort bien les croyances les plus absurdes aux intentions. Quand le canon à longue portée fit crouler à Paris, le Vendredi-Saint, une église pleine de fidèles, les journaux, et même l’archevêque, déclarèrent que les Allemands avaient choisi consciemment, pour s’en prendre à la fois aux Français et à leur Dieu, ce jour, cette heure et ce point de chute. Quand des bombes d’aviateurs français massacrèrent une centaine d’enfants, à Carlsruhe, à la sortie d’un cirque, les journaux allemands opinèrent que les Français étaient informés de cette représentation et avaient voulu expressément tuer des enfants allemands. L’opinion qui voit à l’origine de la guerre un ensemble de fatalités tragiques et un tourbillon d’événements qui a débordé les hommes,