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LE MONDE QUI DURE

solution du criticisme de Renouvier et du pragmatisme anglo-américain.

Laissons de côté la première attitude. Les diverses scolastiques ne sont que matière d’enseignement, et relèvent de la pédagogie plutôt que de la philosophie. M. Bergson pense avoir engagé la philosophie dans une voie nouvelle, mais il n’est pas sans apercevoir les courants du passé qui portaient la philosophie dans cette voie, et en particulier la manière dont on y était conduit, depuis Vico, Herder et Lamarck, par les théories de l’évolution, humaine et naturelle. Et cet acte de liberté, par lequel Renouvier veut que le philosophe choisisse entre des thèses plus ou moins probables, il a quelque analogue dans cet effort créateur, cette torsion de l’esprit sur lui-même, par lesquels le philosophe échappera à la pente naturelle de l’esprit et se dérobera au tableau sur lequel l’intelligence mécanicienne voudrait le faire jouer.

Il y a en tout cas quelque chose qui existe pour M. Bergson bien plus encore que le bergsonisme, c’est la philosophie. Nul n’est réellement plus loin que lui de croire qu’elle tienne dans Bergson the man. Il la voit présente, non comme un scolastique dans le corps des systèmes philosophiques, mais dans leur âme, dans leur élan vital. Il est probable qu’on publiera un jour, d’après des cahiers de cours, ses brillantes reconstitutions de systèmes philosophiques. Son Spinoza et son Leibnitz ont été célèbres dans plusieurs générations d’élèves. Ses études sur Plotin et sur Berkeley ont éclairé, pour ses auditeurs du Collège de France, l’idée même de la philosophie. Ses cours sur Spinoza, s’ils avaient été poussés jusqu’au bout de l’Éthique, eussent permis une publication comme l’Aristote et le Descartes mis au jour par les élèves d’Hamelin. Et surtout l’étude sur l’Intuition Philosophique, lue au Congrès de Bologne, implique non seulement une intuition de la philosophie, mais une intuition de l’histoire de la philosophie, profonde, lumineuse et vivante.

Philosophe de la vie, M. Bergson va, d’une intuition sûre, à ce qui est vivant dans un système. « Je ne le crois pas doué pour l’histoire de la philosophie » a dit de lui un critique distingué, mais peu bienveillant, de sa doctrine. M. Bergson est en effet peu doué pour ces décompositions d’idées, pour ces catalogues de thèses, en lesquels l’histoire scolaire de la philosophie tranche et détaille des systèmes vivants. Il peut en sortir, dans une charcuterie bien tenue, d’appétissantes saucisses et de nourrissants jambons, la charcuterie prend