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LE MONDE QUI DURE

plexité de sa doctrine, qui irait à l’infini, n’est donc que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer[1]. » Qu’est-ce à dire sinon qu’un grand philosophe comme un grand écrivain est fait avant tout de ceci : un style ? Le style ce ne sont pas des pensées, ni des phrases, ni des mots : c’est l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, tandis que la philosophie c’est l’ordre et le mouvement d’une pensée. Le style pour l’écrivain s’extériorise en choses et prend par elles une perfection. Mais la philosophie se meut sur un registre trop élevé pour comporter cette perfection. Lorsque M. Bergson parle de « la forme parfaite et définitive à laquelle se reconnaît une construction métaphysique[2] », tous ces termes, qui seraient des termes d’excellence pour un écrivain, sont employés par lui avec une signification péjorative. Cette forme parfaite et définitive ne constitue pas la vie de la pensée philosophique, mais son tombeau, le tombeau où vient aboutir une réalité vivante, et puis inévitablement morte, celle dont ces lignes décriraient schématiquement la carrière : « Au-dessus du mot et au-dessus de la phrase, il y a quelque chose de beaucoup plus simple qu’une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une direction. Et de même que l’impulsion donnée à la vie embryonnaire détermine la division d’une cellule primitive en cellules qui se divisent à leur tour jusqu’à ce que l’organisme complet soit formé, ainsi le mouvement caractéristique de tout acte de pensée amène cette pensée, par une subdivision croissante d’elle-même, à s’étaler de plus en plus sur les plans successifs de l’esprit, jusqu’à ce qu’elle atteigne celui de la parole. Là, elle s’exprime par une phrase, c’est-à-dire par un groupe d’éléments préexistants ; mais elle peut choisir presque arbitrairement les premiers éléments du groupe pourvu que les autres en soient complémentaires : la même pensée se traduit aussi bien en phrases diverses composées de mots tout différents, pourvu que ces mots aient entre eux le même rapport. Tel est le processus de la parole, et telle est aussi l’opération par laquelle se constitue une philosophie[3]. » Et aussi par laquelle elle meurt. À la limite de la parole est l’automatisme par lequel elle dispense de penser. À la limite de la philosophie est le

  1. L’Intuition philosophique. p. 810.
  2. L’Âme et le Corps, p. 23.
  3. L’Intuition philosophique, p. 821.