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LE BERGSONISME

Une fois que le système est entré dans l’histoire de la philosophie, l’historien qui l’étudie s’attachera à sa partie de vérité, à son intuition. Mourir, pour l’homme, c’est peut-être rentrer dans son bien, dans le bien de Dieu, cesser d’être prêté à la société humaine. De même pour retrouver l’intuition élémentaire d’une philosophie, il faudrait rendre cette philosophie à son bien propre et au bien de la philosophie. Essayer de comprendre un système, ce sera chercher en lui son schème dynamique, quelque chose d’analogue à ces racines de consonnes qui donnent à une langue son élan vital, consonnes que l’écriture des Sémites (plus bergsonienne) laisse nues, et que celle des Grecs, platoniciens, configurateurs et plastiques, fixe par les voyelles, qui sont la chair des mots. Ramener les philosophies à leurs schèmes, c’est les décharner pour en retrouver l’élan.

C’est cette méthode que M. Bergson s’est efforcé d’appliquer à Spinoza, et dont il donne un exemple admirablement limpide et subtil dans une analyse de Berkeley. L’intuition originale et profonde de Berkeley, c’est cette idée que la matière est un langage lumineux et impalpable par lequel Dieu communique avec la créature. Appuyer sur ce langage et cette lumière, les arrêter, les décomposer, les épaissir en choses, voilà la fonction ordinaire et l’erreur du métaphysicien. Cette intuition profonde, cette vérité suprême, Berkeley d’ailleurs lui aussi l’a mise en système, il a dû épaissir son intuition en théories et en métaphysique, en les théories et la métaphysique vers lesquelles l’attirait son époque. Mais il nous appartient, à nous qui avons dépassé en durée l’époque de Berkeley, de la dépasser aussi en esprit, de percer cette croûte, ce corps, dans lesquels et par lesquels il a bien fallu que cette philosophie vécût, et de remonter jusqu’à la lumière de son intuition pure. « Prenons tout ce que le philosophe a écrit, faisons remonter ces idées éparpillées vers l’image d’où elles étaient descendues, haussons-les, maintenant enfermées d’ans l’image, jusqu’à la formule abstraite qui va se grossir de l’image et des idées, attachons-nous alors à cette formule, et regardons-la, elle si simple, se simplifier encore, d’autant plus simple que nous aurons poussé en elle un plus grand nombre de choses ; soulevons-nous alors avec elle, montons vers le point où se resserrerait en tension tout ce qui était donné en extension dans la doctrine : nous nous représenterons cette fois comment de ce centre de force, d’ailleurs inaccessible, part l’impulsion qui donne l’élan, c’est-à-dire l’intuition même. Les quatre thèses de Berkeley sont sorties de là, parce que ce mouvement a rencontré sur sa route