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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/195

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LE MONDE QUI DURE

les idées et les problèmes que soulevaient les contemporains de Berkeley. En d’autres temps, Berkeley eût sans doute formulé d’autres thèses ; mais, le mouvement étant le même, ces thèses eussent été situées de la même manière les unes par rapport aux autres ; elles auraient eu la même relation entre elles, comme de nouveaux mots entre lesquels continue à courir un ancien sens ; et ç’eût été la même philosophie[1]. »

Que ce soient là des vues fécondes et profondes, aucun de ceux qui ont entendu M. Bergson les appliquer aux philosophies ancienne et moderne ne saurait en douter. Mais vraies en ce qu’elles affirment, peut-être seraient-elles à compléter en ce qu’elles nient. Chose singulière, ce qu’elles tendent non à nier, mais tout au moins à obscurcir, c’est la durée. Elles appliqueraient à un philosophe un point de vue unitaire analogue à la faculté maîtresse de Taine, et surtout au caractère intemporel de Platon (dans le Xe livre de la République), de Kant et de Schopenhauer. Cette intuition unique et indivisible du philosophe, il ne faudrait pas qu’elle nous fît laisser de côté cet autre fait, que le philosophe et sa philosophie se sont développés dans une durée, d’abord une durée individuelle qu’aucune intuition ne saurait réduire ni abréger, et ensuite et surtout une durée sociale, la durée même de la philosophie, avec ses hommes, ses écoles, ses discussions, ses œuvres, — son dialogue. Je dois attendre que mon morceau de sucre fonde. Mais je dois aussi attendre que mes intuitions mûrissent et s’organisent, attendre que leur durée s’accorde à la durée de l’humanité, à la durée de la tradition philosophique. Et cette attente n’est pas un vide, un déficit, elle est du plein, elle est de l’être ; l’étoffe qui se dévide est solide et riche. Au mouvement de rotation qui est impliqué dans la nature comme planétaire d’une philosophie, il faut joindre le mouvement de translation qui la rattache au système humain dont elle fait partie et qui l’accorde à l’élan de ce système.

  1. L’Intuition philosophique, p. 820.