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LE MONDE QUI DURE

riorité de l’exposition par images sur l’exposition par concepts, il paraît oublier que le fondateur inégalé de cette exposition par images est le fondateur même de la théorie des Idées. D’ailleurs nous le voyons, à un autre endroit, substituer aux images platoniciennes d’autres images : « L’intelligence humaine, dit-il, telle que nous nous la représentons, n’est point du tout celle que nous montrait Platon dans l’allégorie de la caverne. Elle n’a pas plus pour fonction de regarder passer des ombres vaines que de contempler en se retournant derrière elle l’astre éblouissant[1]. » Et il propose, au lieu de l’allégorie de la caverne, celle des bœufs de labour. « Nous sentons le jeu de nos muscles et de nos articulations, le poids de la charrue et la résistance du sol », et aussi l’océan de vie où nous sommes baignés. Mais il ne manque pas d’images platoniciennes qu’on pourrait adapter au bergsonisme et qui en respirent l’esprit. Celle des deux chevaux, dans le Phèdre, nous montre un autre aspect de la réalité que celle des bœufs de labour : on, en ferait volontiers l’emblème des deux possibilités de l’élan vital, tension et détente, action et défaite. Les deux systèmes d’images seraient d’ailleurs en accord avec les idées de leur temps : le soleil représentait bien pour un Grec un flambeau destiné à éclairer les yeux ; il représente pour un moderne notre source d’énergie, et l’œil vivant est lui-même rattaché à cette énergie.

La philosophie des Idées nous apparaît, dans l’exégèse qu’en donne M. Bergson, comme une philosophie du simple, alors que philosopher vraiment c’est saisir la réalité sous son aspect complexe. Mais quand M. Bergson écrit que la conscience réfléchie « aime les distinctions tranchées, qui s’expriment sans peine par des mots, et les choses aux contours bien définis, comme celles qu’on aperçoit dans l’espace[2] », lorsqu’il montre que, pour cette raison, elle ne correspond pas à la réalité, nous nous souvenons que les Grecs n’étaient pas sans avoir aperçu les choses sous cet angle, qu’Anaxagore disait « En tout il y a des parties de tout ; les objets ne sont pas séparés et comme coupés les uns des autres comme avec une hache », et surtout que le mouvement même du dialogue socratique, chez Platon, implique cette continuelle mise en garde contre la simplicité, ce continuel appel à la complication et au mélange.

Mais, dira-t-on, le complexe et le mélangé ne sont, en général,

  1. Évolution Créatrice, p. 209.
  2. Id., p. 7.