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LE MONDE QUI DURE

admettent également dans le complexe une réalité du multiple : tous deux veulent que la nature ait travaillé comme l’ouvrier en assemblant des parties, avec cette différence que pour le mécanisme l’ouvrier n’a pas de but, et que pour le finalisme il en a un. Le but finaliste est simplement surajouté au mécanisme, comme le νοῦς (noûs) d’Anaxagore l’était à un mécanisme analogue, mais il lui laisse, sans le soulever jusqu’au bout, son poids d’inintelligibilité. L’explication qu’apporte M. Bergson cherche l’intelligibilité (ou si on veut l’intuitivité) dans une direction analogue à celle de Platon. Ici comme en beaucoup d’autres problèmes, il retrouve les positions de Schopenhauer. Tandis que chez Kant la simplicité (entendement) appartient au sujet, comme d’ailleurs la complexité (sensibilité), pour M. Bergson comme pour Platon et Schopenhauer, la simplicité appartient à l’objet, c’est-à-dire que l’aspect de simplicité est celui qui est pris du côté de l’absolu, de l’élan vital, et qui correspond à de l’être réel, tandis que l’aspect de complexité est pris du côté de l’apparence, de cette déficience vitale qu’est la matière, et correspondrait à du non-être, s’il n’y avait pas, pour M. Bergson comme pour Platon, un être du non-être, celui même sur lequel porte la science positive.

La différence serait, en principe, que, pour Platon, l’unité est l’unité d’un être, et que pour M. Bergson elle est celle d’un mouvement. Mais enfin ce sont là comme deux attributs d’une même substance philosophique, l’un développant le registre intemporel, l’autre le registre temporel. « Un organe tel que l’œil, par exemple, se serait constitué précisément par une variation continue dans un sens défini. Même nous ne voyons pas comment on expliquerait autrement la similitude de structure de l’œil dans des espèces qui n’ont pas du tout la même histoire[1]. » Qu’est-ce que ce « continu » et ce « défini » sinon une Idée même de la vision, une idée implicite qui ne peut s’expliciter que dans le temps, avec une large part d’indétermination et de contingence, et qu’exprime au mieux, précisément, le terme bergsonien de schème dynamique ?

Une métaphysique plus aventureuse et plus disposée aux gerbes d’imagination poétique que celle de M. Bergson, apercevrait dans l’élan vital un ensemble de schèmes dynamiques de ce genre, de véritables Idées bergsoniennes, dont les coupes exprimeraient le

  1. Évolution Créatrice, p. 94.