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LE MONDE QUI DURE

notions d’être les notions de développement et de série. L’Idée platonicienne était née des dialogues d’école, sophistiques et socratiques, où l’on s’efforçait de constituer et de définir des groupes spirituels, à l’imitation de la nature qui crée par espèces et genres. Pour M. Bergson « le groupe ne se définira plus par la possession de certains caractères, mais par sa tendance à les accentuer[1] ». Excellente définition. Il n’y a d’idée active que là où il y a tendance et progrès, c’est-à-dire où il y a vie. La possession pure de caractères c’est un état statique, inerte, matériel, contraire à la nature même de la vie. Mais n’est-ce pas sur les mêmes voies que l’auteur du Phèdre et du Banquet dépassait la philosophie de l’Idée statique ? Le platonisme se prolonge en une philosophie de l’amour et de cet élan vital que Diotime appelle la production dans la beauté. L’amour, lui non plus, ne se définit pas par une possession, mais par une tendance, une recherche, un mouvement qui n’obtient que pour accentuer et n’atteint que pour dépasser.

M. Bergson écrit que « toute tentative pour bâtir un système complet s’inspire par quelque côté de l’aristotélisme, du platonisme et du néo-platonisme ». Soit. Mais peut-être toute tentative pour « décompléter » un système, c’est-à-dire pour le rendre à la vie, pour en épouser l’intuition profonde, le schème moteur pur et vrai, le replace-t-elle d’une certaine manière dans le mouvement et la direction des dialogues platoniciens. C’est précisément une analogie intéressante entre Platon et M. Bergson, que l’un et l’autre nous aient épargné en grande partie cette peine de « décompléter » leur système, aient compris que la tentative pour bâtir un système complet impliquait plus ou moins un péché contre la vie, suivi d’une inévitable revanche de la vie.

On donnerait peut-être, par image, une approximation momentanée de la vérité, en disant que la philosophie des Idées est conçue selon l’esprit de la sculpture, et la philosophie bergsonienne de la vie selon l’esprit de la musique. Mais la lumière que cette image peut nous apporter ne dure qu’un moment. L’une et l’autre philosophie impliquent un mouvement continuel entre la sculpture et la musique, entre les formes qui cherchent à se fixer et le courant où ces formes se défont. Le courant philosophique s’embranche, chez Platon, sur le général, chez M. Bergson sur la conscience individuelle. Mais le

  1. Évolution Créatrice, p. 116.