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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/209

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LE MONDE QUI DURE

la causalité, le temps, le lieu, le mouvement ? Sur tous ces points et sur cent autres il a fouillé le sol ; de chacun d’eux il a fait partir une galerie souterraine qu’il a poussée en avant, comme l’ingénieur qui creuserait un tunnel immense en l’attaquant simultanément par un très grand nombre de points. Et, certes, nous sentons bien que les mesures ont été prises et les calculs effectués pour que tout se rejoignît ; mais la jonction n’est pas toujours faite, et souvent, entre des points qui nous paraissaient près de se toucher, alors que nous nous flattions de n’avoir plus à retirer que quelques pelletées de sable, nous rencontrons le tuf et le roc[1]. » Mais, d’une façon générale, le monument philosophique d’Aristote, devenu historiquement une scolastique, représente pour M. Bergson plutôt une pente à remonter, un obstacle à surmonter. Aristote, mieux que Platon, lui offre, dans sa perfection, cette métaphysique naturelle de l’esprit humain contre laquelle l’intuition doit réagir.

Il est dès lors naturel qu’on ait trouvé des points communs entre la philosophie de M. Bergson et les philosophies qui se formèrent, à Athènes et à Alexandrie, en réaction contre ce qu’on est convenu d’appeler, à tort ou à raison, la philosophie du concept, la série Socrate-Platon-Aristote. L’analogie que M. René Berthelot aperçoit entre la tension bergsonienne et le τόνος (tonos) stoïcien est réelle, Les trois philosophies d’Épicure, de Zénon et de la Nouvelle Académie peuvent, avec quelque complaisance, recevoir l’étiquette commune de pragmatisme, et il est certain qu’il y a des affinités naturelles entre la philosophie bergsonienne et la pragmatisme de James. Tous ces rapprochements ne nous mèneraient pas bien loin dans le détail, et n’auraient d’intérêt que dans la mesure où ils nous montreraient certaines analogies de rythme et de courbe entre le développement de la philosophie grecque et celui de la philosophie moderne. Il n’en est pas de même de Plotin, qui, de tous les philosophes anciens, est celui en qui M. Bergson a le mieux reconnu ses propres directions et discerné le plus d’intuitions profondes. Plotin a fait pendant plusieurs années le sujet de ses cours du Collège de France, et il y aurait tout un livre à écrire sur une interprétation bergsonienne des Ennéades, leur intégration à une perennis philosophia.

  1. C. R. de l’Acad. des Sc. Mor. t. 161, p. 676.