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LE MONDE QUI DURE

Comme Descartes et Kant, c’est aussi une impulsion définitive que le bergsonisme veut donner à la philosophie. Mais un mouvement qui se prolonge en mouvement, et non un mouvement qui s’arrête en système. L’Empirique pure trouvera toujours du nouveau à recueillir sur ce terrain, tandis que la Logique pure est terminée dès que le système des concepts a priori est formulé. L’histoire de cette Logique pure après Kant s’est d’ailleurs déroulée sur un plan fort empirique : l’Analytique Transcendental qui en le Corpus, est devenue, dans son ensemble, la partie la plus morte de la Critique de la Raison pure, et les catégoristes ont refait sur toutes sortes de plans nouveaux (ils n’ont sans doute pas fini) le tableau que Kant avait cru ordonner pour l’éternité.

Précisément la partie vivante, immortelle, de la Critique, ce n’est pas celle où Kant a apporté des formules, mais celle par laquelle il a communiqué du mouvement. La comparaison du kantisme et du bergsonisme nous a montré à quel point les problèmes de l’Esthétique transcendentale avaient été posés de façon féconde. Mais plus féconds encore ont été ceux que Kant a posés sans les résoudre, ou plutôt en montrant que leur essence était de n’être pas résolubles : je veux parler des antinomies de la raison pure. Kant les donne comme la différence de deux tableaux : les tableaux de la sensibilité et de l’entendement pour les deux antinomies mathématiques, les tableaux du phénomène et du noumène pour les deux antinomies dynamiques. C’est sur des tableaux analogues que pourraient s’ordonner les grands plans du bergsonisme. Il aboutit à une antinomie de la connaissance et de l’action, que la philosophie, au lieu de s’en scandaliser comme d’une impossibilité, doit, à force de souplesse, comprendre et épouser comme une source infinie de possibilités vivantes. Les antinomies n’apparaissent comme une impossibilité que si nous voulons transporter dans l’ordre de la pensée spéculative ce qui n’a de sens que dans l’ordre de l’action. Ainsi l’antinomie du divisible. « L’opération grossière qui consiste à décomposer le corps en parties de même nature que lui nous conduit à une impasse, incapables que nous nous sentons bientôt de concevoir ni pourquoi cette division s’arrêterait, ni comment elle se diviserait à l’infini. Elle représente en effet une forme ordinaire de l’action utile, mal à propos transportée dans le domaine de la connaissance pure[1]. » Notre entendement morcelle parce que morceler

  1. Matière et Mémoire, p. 221.