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LE BERGSONISME

c’est agir, ou plutôt ameublir le terrain pour l’action. Le problème des limites ou de l’infini dans l’univers est du même ordre : c’est toujours un problème de morcellement et un problème d’action, où les parties, au lieu d’être intérieures les unes aux autres comme dans le problème précédent, sont extérieures les unes aux autres. Enfin les deux antinomies dynamiques se ramènent à une opposition de l’espace et du temps. Du point de vue de la pure durée, il faut bien admettre des commencements absolus et des actes libres. Mais ces termes mêmes sont contaminés par les catégories, qui ne portent d’aplomb que sur l’inerte, — les commencements absolus par la catégorie de causalité, et les actes libres par la catégorie de finalité. « Nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, finalité intelligente, etc… ne s’applique exactement aux choses de la vie ; qui dira où commence et où finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules[1] ? »

Qu’est-ce que ces catégories sinon la raison pure ? On conçoit fort bien un exposé du bergsonisme qui aurait pu prendre pour titre, lui aussi : Critique de la Raison pure. Pensons au livre central et capital de M. Bergson, Matière et Mémoire. D’une question spéciale, les rapports du corps et de l’esprit (et même plus spéciale encore, les phénomènes d’aphasie) on y passe par une série de plans, à la plénitude du problème métaphysique. En matière de relation du corps et de l’esprit, M. Bergson distingue trois hypothèses, contre lesquelles il formule sa propre conception : le dualisme vulgaire, le monisme matérialiste et le monisme idéaliste. Or ces trois hypothèses ont un fond commun. « Elles tiennent les opérations élémentaires de l’esprit, perception et mémoire, pour des opérations de connaissance pure[2]. » Et l’esprit n’est pas fait pour la connaissance pure. La critique de la connaissance pure qui constitue tout un côté du bergsonisme l’a fait considérer parfois comme un pragmatisme, et il serait en effet un pragmatisme s’il n’y avait pas l’intuition. Pour M. Bergson comme pour Kant la fonction de l’intelligence n’est pas la connaissance vraie, c’est-à-dire la connaissance philosophique. Pour tous deux la fonction de l’esprit consiste à rendre la science positive et relative possible. Mais ni l’un ni l’autre ne s’arrêtent là. Pour Kant la raison pure, la

  1. Évolution Créatrice, p. II.
  2. Matière et Mémoire, p. 254.