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LE MONDE QUI DURE

d’étonnement. Le philosophe que M. Bergson paraît mettre le plus haut et avoir étudié avec le plus de sympathie active, c’est bien Spinoza. Or aucun philosophe de la période cartésienne n’a nié la durée de façon plus tranchante que Spinoza. « En tant que l’esprit conçoit une chose selon les commandements de la raison, il en sera affecté pareillement, que l’idée soit celle d’un objet futur, passé ou présent[1]. » Enfin, si M. Bergson a présenté sa philosophie comme l’anti-platonisme même, si Platon reste pour lui le père de l’anti-chronisme, il nous a semblé plus haut que les affinités spirituelles du platonisme et du bergsonisme pouvaient être dégagées, poussées à une synthèse vivante, qui sera peut-être la philosophie de demain.

C’est que les ennemis du temps sont des philosophes pour qui le temps existe — comme ennemi. Et c’est souvent en partie contre ses ennemis et grâce à ses ennemis qu’on existe. Ils n’ont point passé le temps par prétérition, comme Descartes, qui n’en fait qu’un accident désagréable de la pensée, un malin génie neutralisé par la véracité divine. Ils se sont attaqués à lui, et Platon avec de tels scrupules qu’il ne s’en est jamais senti complètement vainqueur, qu’il ne demande peut-être qu’à traiter. Schopenhauer a beau conclure à la négation du temps, comme la janséniste Phèdre conclut au danger mortel de l’amour. Il n’en reste pas moins hanté par le temps, et le met en lumière d’une manière puissante. Voyez-le trouver, pour nier la durée, presque exactement les mêmes images que M. Bergson pour l’affirmer : « Il n’est pas de plus frappant contraste qu’entre la fuite irrésistible du temps avec tout son contenu qu’il emporte et la raide immobilité de la réalité existante, toujours une, toujours la même en tout temps. Et si, de ce point de vue, on envisage bien objectivement les accidents immédiats de la vie, le Nunc stans nous apparaîtra visible et clair au centre de la roue du temps. — Pour un œil doué d’une vie incomparablement plus longue et capable d’embrasser d’un seul regard la race humaine dans toute sa durée, la succession incessante de la naissance et de la mort ne se manifesterait que comme une vibration continue : il ne lui viendrait donc pas à l’idée de voir là un devenir perpétuel allant du néant au néant ; mais, de même qu’à notre regard la lueur qui tourne d’un mouvement de rotation précipité fait l’effet d’un cercle immobile, de même que le ressort animé de vibrations rapides paraît un triangle fixe,

  1. Éthique, L IV, prop. LXII.