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LE BERGSONISME

et la corde qui oscille un fuseau, de même l’espèce lui apparaîtrait comme la réalité existante et durable, la mort et la naissance comme de simples vibrations[1]. » On reconnaît les images par lesquelles M. Bergson exprime non plus l’inexistence de la durée, mais la différence entre les tensions, les rythmes de durée.

L’opposition est peut-être encore moins radicale. Pour M. Bergson la réalité en soi c’est bien la durée, mais c’est aussi le mouvement, j’entends ce mouvement qualitatif et réel qu’est le changement. Pour Schopenhauer, si le temps n’existe que dans la représentation, il y a pourtant dans la volonté une sorte de mouvement réel, dont le temps peut être considéré comme le phénomène : à savoir l’effort, le désir. « L’absence de tout but et de toute limite est, en effet, essentielle à la volonté en soi[2]. » La volonté n’est donc que changement sans fin, au double sens du mot fin, terme et finalité. « Un éternel devenir, un mouvement sans fin, voilà ce qui caractérise les manifestations de la volonté. » On comprend dès lors que la négation du temps ne soit chez Schopenhauer qu’un artifice dialectique, un souvenir du kantisme, assez étrangers à la substance du système.

Cette négation même cadre sur un certain point et jusqu’à un certain point avec l’affirmation bergsonienne. Pour M. Bergson le présent, par lui-même, n’existe pas comme réalité, mais comme action : il figure la coupe ou plutôt le tranchant de notre action sur la matière. C’est pourquoi le corps, qui est matière, n’existe que dans le présent, et comporte la définition leibnitzienne, mens momentanea, sive carens recordatione. Pour Schopenhauer le présent seul existe, mais il est loin de dire par là le contraire de M. Bergson. Il montre que « la forme propre de la manifestation du vouloir, la forme par conséquent de la vie et de la réalité, c’est le présent, le présent seul, non l’avenir, ni le passé : ceux-ci n’ont d’existence que comme notions, relativement à la connaissance, et parce qu’elle obéit au principe de raison suffisante[3] ». Mais, pour Schopenhauer, ce perpétuel présent, c’est l’être de la chose en soi, de la volonté qui est étrangère au temps. Le présent seul existe, parce qu’il n’est pas le temps. Pour M. Bergson aussi le présent n’est pas le temps, mais c’est pourquoi il n’existe pas. L’essentiel de la concordance réelle sous la discor-

  1. Éthique, III, 292.
  2. Id., I, 169.
  3. Id., t. I, p. 291.