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LE MONDE QUI DURE

dance apparente ne consiste d’ailleurs pas dans cet ajustement dialectique. Il consiste en ceci, que les deux points de vue conduisent presque également à identifier le présent et l’action.

La ressemblance des deux philosophies apparaît surtout en l’analogie de l’élan vital et de la Volonté, affamés l’un d’action utile et l’autre d’action stérile. Tous deux jaillissent, comme choses en soi, à peu près des mêmes profondeurs, mais ne suivent pas les mêmes directions. Pour Schopenhauer il n’y a absolument pas de finalité réelle dans la Volonté. Pour M. Bergson la finalité est un vieux concept qui pourrait être retaillé à la mesure de l’élan vital. Le pessimisme de Schopenhauer a une origine moniste. « La volonté doit se nourrir d’elle-même, puisque, hors d’elle, il n’y a rien, et qu’elle est une volonté affamée[1] ». Pour M. Bergson l’élan vital est une force qui lutte contre la mort, et cette lutte implique un dualisme. La vie ayant pour effet, ou pour fin, de retarder l’égalisation de l’énergie, l’élan vital n’est pas, comme la Volonté de Schopenhauer, tout à fait en dehors du principe de raison. Cependant l’une et l’autre philosophie s’accordent à déclasser l’intellectualisme, à condamner la place que les philosophes depuis Platon lui ont accordée. « Ç’a été, dit Schopenhauer, l’erreur de tous les philosophes de placer dans l’intellect le principe métaphysique, indestructible et éternel, de l’homme : il réside exclusivement dans la Volonté, complètement différente de l’intellect et seule primitive[2]. »

La communauté d’élan vital entre les deux philosophies amène M. Bergson à employer naturellement le terme de « vouloir » pour désigner le principe « qui n’a qu’à se détendre pour s’étendre », — « le pur vouloir, le courant qui traverse cette matière en lui communiquant la vie[3] ». La philosophie consiste bien des deux côtés à saisir la vie dans sa continuité réelle, à expliquer comment apparaît sur elle ce voile de Maya que sont les réalités secondes de l’individualité et de la représentation. Les deux doctrines identifient la nécessité avec le domaine de l’intelligence, du phénomène, la liberté avec celui de la chose en soi.

Avec sa forte naïveté germanique, Schopenhauer écrit dans les Parerga (Quelques remarques sur ma propre philosophie) : « Je puis

  1. Éthique, t. I, p. 158.
  2. Id., p. 307.
  3. Évolution Créatrice, p. 258