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ici une limite et là une autre limite. Et il n’est pas de domaine où ce problème des limites se pose avec autant d’instance que dans le domaine de la connaissance. Le problème de la connaissance, c’est le problème des limites de la connaissance. Mais si la connaissance est commandée par les nécessités de l’action, les limites de la connaissance seront données dans le programme de l’action. Or la vie comporte deux sortes d’action, l’action sur la matière vivante et l’action sur la matière brute. À ces deux sortes d’action correspondront deux ordres de connaissance, l’instinct et l’intelligence.

« Tout se passe comme si la force qui évolue à travers les formes vivantes, étant une force limitée, avait le choix, dans le domaine de la connaissance naturelle ou innée, entre deux espèces de limitation, l’une portant sur l’extension de la connaissance, l’autre sur sa compréhension[1]. » La première est la connaissance par l’intelligence, la seconde la connaissance instinctive. La première coïncidera avec la réalité d’étendue, la matière, la seconde avec la réalité d’intensité, la vie.

En principe la connaissance vraie serait donc, pour M. Bergson, celle de l’instinct ; et ses commentateurs et ses critiques ont insisté sur ce point, peut-être avec quelque lourdeur. Au moment de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, quand le nom de M. Bergson ne circulait que parmi les philosophes (c’était le bon temps), ceux-ci avaient coutume de dire que sa théorie de la liberté s’appliquait beaucoup plus à l’animal qu’à l’homme. M. Hoffding écrit : « Le péché originel a été commis quand l’intelligence a remplacé l’instinct. L’insinct est plus près de la vie que ne l’est l’intelligence[2]. » Certes l’instinct est plus près de la vie, tient davantage à la vie, mais c’est pourquoi il ne voit pas la vie. Si une main est près de vos yeux jusqu’à les toucher, vous ne voyez pas cette main, Il est vrai que si cette main est celle d’une personne très chère, vous faites mieux que de la voir, vous la sentez, vous sympathisez avec elle. Et l’instinct est en effet, dans un sens profond, sympathie.

La connaissance de l’instinct, la sympathie de l’instinct portent toujours sur la vie. L’instinct fait connaître la vérité de la vie comme l’intelligence fait connaître la vérité de la matière. Mais tandis que l’intelligence peut porter sur une matière quelconque, et va chercher

  1. Essai, p. 162.
  2. La Philosophie de Bergson, p. 42.