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LE BERGSONISME

M. Bergson prétende interdire à la chimie l’espérance de combler un jour le fossé apparent qui sépare les sciences de la matière et les sciences de la vie. Il expose que les caractères distinctifs de la vie, irréversibilité, adaptation, concentration d’énergie utilisable, se retrouvent dans la matière brute. Mais ce qu’on rencontre sous ce nom dans la matière et dans la vie n’a pas grand chose de commun. L’esprit humain ne saurait concevoir sans absurdité la vie comme réversible, alors que sa pente naturelle le conduit à concevoir les phénomènes matériels comme réversibles, ce qui s’exprime par la loi de la conservation de l’énergie ; et la résistance de la pensée au principe de Carnot, qui établit sur un point donné l’irréversibilité d’un processus matériel, s’explique au fond de la même façon que la résistance rencontrée chez les meilleurs esprits par les idées de M. Bergson ; elle contrarie notre nature mentale. C’est d’ailleurs en fonction de l’irréversibilité établie par le principe de la dégradation, que M. Bergson a fait jouer, dans sa théorie de la vie, une irréversibilité de sens contraire. — Le terme d’adaptation a un sens tout à fait différent quand il s’agit de la vie et quand il s’agit d’un équilibre chimique. — Enfin, nous dit M. Berthelot, « Bergson compare ce qui se passe dans l’évolution biologique à la formation d’un explosif, parce que c’est une concentration d’énergie utilisable ; mais cette comparaison même aurait dû lui montrer que l’assimilation entre la concentration d’énergie que nous trouvons dans l’évolution biologique et la concentration d’énergie utilisable que nous trouvons dans un explosif permet d’attribuer cette concentration aux lois physiques et chimiques dans un cas comme dans l’autre[1] ». C’est spirituel, et voilà M. Bergson pris au piège de sa métaphore. Ce n’est que spirituel. Un être vivant a un corps, et pour tourner la matière, triompher plus ou moins d’elle, il doit en épouser les contours ; il n’est donc pas étonnant que le corps symbolise avec l’esprit, comme disait à peu près Leibnitz. Mais enfin la vie implique une durée réelle, qui n’existe pas dans un explosif ; la concentration d’énergie utilisable dans la matière vivante et dans l’explosif comporte une différence analogue au mouvement réel d’Achille et au symbole géométrique sur lequel raisonne Zénon.

Derrière la chimie, c’est l’absolu de la science que M. Berthelot défend contre M. Bergson. Il lui reproche d’avoir « imité l’exemple des spiritualistes d’il y a cinquante ans, et utilisé des conclusions

  1. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 295.