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LE MONDE QUI DURE

dans les anciens toutes les découvertes modernes. Une phrase vide de sens, ou du moins inintelligible avant ces découvertes, suffit pour faire crier au plagiat. » Il serait très injuste de faire un si grave reproche à M. Berthelot, qui est de fort bonne foi. Il suffit de repérer une habitude de chimiste qui essaye sur une doctrine philosophique une analyse de laboratoire. Selon lui M. Bergson n’a apporté qu’une idée nouvelle, la seule qui reste irréductible dans la cornue : la notion de la durée concrète et du temps psychologique. Il aurait trouvé un temps psychologique comme Berkeley a trouvé un espace psychologique. Mais il n’est pas capable d’utiliser sa découverte. La truffe que le bergsonisme a rencontrée, il n’a pas le droit de la manger. Elle ne saurait être assimilée que par une bonne doctrine, par de dignes et qualifiés docteurs. « Cette dernière thèse réellement neuve qu’il importe de retenir de l’analyse bergsonienne peut être utilisée et interprétée par l’idéalisme rationnel[1]. » La théorie de la durée se présente seule, comme Ulysse et son outre de vin, avec un don appréciable. Aussi l’idéalisme rationnel la mangera-t-il la dernière.

Voici un passage qui met en lumière d’une façon curieuse cette méthode où un mélange bien dosé de noms et de systèmes produit mécaniquement une doctrine : « Si nous comparons, fût-ce très sommairement, la philosophie de Lachelier à celle de Bergson, nous ferons aussitôt éclater une différence capitale. Lachelier s’est efforcé de réintégrer dans la métaphysique de Ravaisson les thèses principales de l’idéalisme rationnel. Nous retrouvons chez Lachelier l’influence de Descartes, de Leibnitz et de Kant. Cet effort pour incorporer au dynamisme spiritualiste de Ravaisson une dialectique idéale le conduit à prendre une position intermédiaire entre la philosophie de Fichte et celle de Schelling… Tandis que Ravaisson s’est maintenu au point de vue d’un spiritualisme dynamique également éloigné et de l’idéalisme kantien et de l’empirisme anglais, Lachelier a tiré la pensée de Ravaisson dans l’un de ces deux sens et Bergson dans l’autre[2]. » Ravaisson est substantifié en une sorte de château d’eau d’où s’écoulent, passivement, d’un côté la pensée de Lachelier, et de l’autre celle de M. Bergson.

Personne ne reprochera à M. René Berthelot de rompre une lance pour la chimie, ou plutôt pour le panchimisme. Il n’admet pas que

  1. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 356.
  2. Id., p. 135.