Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/250

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
LE BERGSONISME

bergsonien le comprendra même fort bien : l’expérience a montré que le thomisme constituait une philosophie éminemment propre à la formation professionnelle d’un clergé, qui s’y attache pour des raisons un peu analogues à celles qui lient la profession de médecin à un scientisme matérialiste. Faire ces métiers, c’est n’avoir ni le temps ni le goût de douter, et ces philosophies donnent aux uns une provision de certitudes spirituelles, aux autres un stock de certitudes pratiques, au moyen desquels on peut passer fort bien sa vie en exerçant utilement sa profession. On imagine à la suite de Comte un clergé positiviste. On ne saurait imaginer un clergé bergsonien. À plus forte raison n’imagine-t-on pas un clergé catholique bergsonien. Mais la position d’un laïque n’est pas celle d’un clerc. Le représentant le plus autorisé de l’école bergsonienne, M. Édouard Le Roy, est sinon un philosophe catholique, du moins un catholique philosophe. Il n’en est pas moins vrai que le protestantisme utiliserait mieux que le catholicisme la philosophie de M. Bergson. Il l’utiliserait comme Brunetière a essayé d’utiliser le positivisme pour l’apologétique catholique. Une philosophie de l’énergie spirituelle, de la création de soi par soi, de l’effort extérieur et intérieur, du renouvellement continuel, de la lutte contre l’automatisme, contre le tout fait et contre le dogme trouverait dans bien des consciences protestantes une atmosphère sympathique. Elle s’est même amalgamée tout de suite chez William James avec un certain mysticisme protestant.

Il est curieux de voir à quel point l’imagination des journalistes sur le succès non pas seulement mondial, mais mondain du bergsonisme a trouvé faveur parmi les philosophes visés dans la dernière phrase de l’évolution Créatrice. « On se passera donc de toute notion proprement métaphysique, écrit M. Maritain, on affichera à l’égard de la métaphysique ce beau dédain qui plaît tant aux gens du monde[1]. » Voilà donc entendu que M. Bergson a écrit Matière et Mémoire pour plaire aux personnes du monde, lesquelles sont par là désabusées de la métaphysique, comme elles l’avaient été jadis par cet autre roman mondain, la Dialectique Transcendentale. M. Berthelot dit

  1. Philosophie Bergsonienne, t. CXXIX p. 190.