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LE MONDE QUI DURE

sion de chaque « erreur » de M. Bergson. M. Bergson, dit M. Maritain, « a abandonné l’intelligence et abandonné l’être, en remplaçant la première par une intuition de nature sensible et le second par le mouvement. Ainsi le remède est pire que le mal, mais il reste vrai que la philosophie moderne est incapable de répondre au bergsonisme, et que la philosophie scolastique seule a de quoi le réfuter[1] ». Mais la philosophie scolastique c’est l’Église catholique. L’Église a sa philosophie comme elle a son art. La scolastique convient à l’Église comme le plain-chant convient dans une église. Elle constitue une méthode d’explication et de défense. Elle exige qu’on pose à sa base une vérité révélée, à savoir que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance. Dès lors l’esprit fonctionne dans le plein et dans l’être. Faute de la vérité révélée « M. Bergson a pris pour cette belle créature qu’est l’intelligence humaine, très faillible sans doute, mais faite pour le vrai, un avorton engendré par le sensualisme de la Renaissance et l’orgueil de la Réforme, élevé dans un cabinet de physique par des mathématiciens, des philosophes, des médecins, et déifié par Robespierre[2] ». M. Maritain trouve d’ailleurs, comme responsable de la grande hérésie, Descartes « auquel il est juste de faire remonter toutes les erreurs philosophiques modernes[3] » alors qu’« il n’y a qu’un seul milieu où l’âme et l’intelligence puissent vivre dans la paix de Dieu et croître en grâce et en vérité, c’est la doctrine thomiste[4] ».

Ainsi la Sorbonne a flairé en M. Bergson un mysticisme à tendances cléricales. M. Daniel Halévy a écrit qu’en sortant du cours de M. Bergson tel « allait s’informer chez les prêtres », et en effet ce fut un peu la destinée de Péguy et d’autres. Mais ces prêtres furent informés eux-mêmes de plusieurs diverses façons, et si une gauche, celle des Annales de philosophie chrétienne, se refusa à voir dans le bergsonisme un ennemi, le chef et le gros de l’Église se rallia contre lui autour de la scolastique. M. Maritain, en une page éloquente, a montré avec force les raisons qui peuvent empêcher aujourd’hui un catholique, en communion avec les directions spirituelles de l’Église, avec sa théologie traditionnelle, d’adhérer au bergsonisme[5]. Un

  1. Philosophie Bergsonienne, t. CXXIX. p. 391.
  2. Id., p. 394.
  3. Id., p. 308.
  4. Id., p. 315.
  5. Id., p. 134.