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CONCLUSION

pour prendre place dans le cortège des douze grands Dieux, ou pour suspendre un instant ce qu’un de ses adversaires appelle un feu-follet d’étang romantique. M. Bergson se défend lui-même de prétendre compter parmi ces grands philosophes. Il croit sentir entre eux et lui la différence que Flaubert pensait voir entre lui et les grands classiques, sur les traces desquels il étudiait. Mais Flaubert disait d’autre part que, jusqu’au XIXe siècle, on n’avait pas écrit de prose parfaite, et M. Bergson estime que, sur le problème de l’être, tous les philosophes se sont trompés. Croirons-nous donc à une modestie conventionnelle ? Pas du tout. Les deux croyances sont également sincères et ne sont pas contradictoires. Flaubert, après son voyage d’Orient, introduit dans son art cet idéal de difficulté que M. Bergson introduit dans la pensée. Tous deux ont repéré la facilité comme un ennemi caché. Mais on ne saurait porter sans être conscient de quelque déficience et de quelque faiblesse ce sentiment de l’effort, cette angoisse de sa nécessité. Flaubert voyait Hugo réussir aussi bien et mieux que lui, et avec une facilité souveraine qui se justifiait par ses résultats, comme l’acte d’un génie plus ailé et plus haut. M. Bergson sait que si Platon, Descartes, Leibnitz, Schopenhauer, se sont trompés sur des points où il pense être parvenu à la vérité, c’est que la vérité ne se dévoile, en philosophie comme en science, que successivement. Il a consacré son effort à un champ restreint qu’il a creusé en profondeur et auquel il a incorporé, comme un travail de laboureur, un travail de pensée énorme. Un Platon, un Descartes, un Leibnitz, un Schopenhauer, eussent probablement remué à sa place un champ plus vaste, ils représentent sinon une plus grande puissance d’invention, du moins une plus grande puissance et un jeu plus libre pour appliquer, étendre, employer ces inventions. Mais précisément M. Bergson pense que l’ère de ces grands philosophes universels est peut-être close, — que la philosophie doit progresser par problèmes particuliers, et que la solution de l’un ne saurait préjuger de la méthode applicable à la solution des autres, — qu’ensuite ces problèmes particuliers représentent des efforts particuliers, individuels. Ajoutons qu’en philosophie comme ailleurs, la succession nécessaire des individus, l’impasse, la raideur, l’automatisme auxquels arrive inévitablement tout individu, quelles que soient ses ressources, et si haut que soit allé son génie, imposent constamment une mise au point, une refonte d’une durée passée par une durée agissante, imprévisible.