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LE BERGSONISME

Aussi la grande puissance de cette philosophie est-elle dans son ouverture vers l’avenir, dans son appel baconien à l’invention, au mouvement de l’esprit, et, pour tout dire en un mot, dans les schèmes dynamiques dont l’esprit se sent habité et sous-tendu après une longue familiarité avec elle. Schèmes dynamiques qui impliquent une vigilance et une tension, non idées faites qui absorberaient l’esprit dans un arrêt. Certes le bergsonisme, malgré son appel à la mobilité et à la fluidité, est bien obligé de se formuler en un système, de se poser en thèses, de se composer en doctrine, de comporter une matière, un corps. Mais ce corps — comme d’ailleurs tout le corpus des philosophes — n’est que l’instrument provisoire d’un esprit qui le déborde de toutes parts. Il nous invite par tout son rythme — j’allais dire par sa danse — à le dépasser pour coïncider avec ce flux créateur, mais à le dépasser en vivant la philosophie et non pas en la rêvant, à le dépasser en mettant au jour des corps, ou des mécanismes, encore plus souplement et plus efficacement organisés.

Ce débordement de la matière par l’esprit, du corps par les schèmes dynamiques, du présent par la durée, voilà la vision et l’intuition du monde que le bergsonisme nous suggère. Arrivé aux dernières pages de ces deux gros volumes, il me semble que je n’ai encore presque rien dit de la philosophie bergsonienne, et que j’ai simplement multiplié les points d’approche vers tout ce qui resterait à dire. Je m’en console en songeant que ce sentiment n’est autre que celui même du schème dynamique qui est au fond de cette philosophie : qu’est-ce que l’élan créateur lui-même sinon le déclassement constant de ce qui est fait au profit de ce qui reste à faire ?

Le volume que j’écrirais le plus volontiers sur tout ce qui demeure à dire de la philosophie bergsonienne, c’est celui dont on a trouvé quelques fragments sommaires dans le chapitre précédent du Dialogue avec les philosophes. Il n’est pas, dans toute cette philosophie, de matière en laquelle l’opinion du critique soit et surtout doive être plus différente de celle du philosophe créateur, c’est-à-dire de M. Bergson lui-même.

On a dit que M. Bergson n’était pas doué pour l’histoire de la philosophie. Et cette opinion laissera rêveurs ceux de ses anciens élèves qui se parlent, lorsqu’ils se rencontrent, de tels cours sur Descartes et sur Leibnitz comme des Bourguignons s’entretiennent des crus de 1911. Des pages de l’Intuition philosophique sur Spinoza et Berkeley on pourra dire un jour ce que M. Bergson a dit des dernières