Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
248
LE BERGSONISME

Nous devons préférer ici ce schème de l’élan à l’idée confuse et dangereuse d’influence. Quand on nous dit, de l’un et de l’autre côté du Rhin, que M. Bergson a pris à la philosophie du romantisme allemand l’« idée de vie», on use du verbalisme le plus conventionnel ; ce genre d’influence est en contradiction d’abord avec ce que nous savons des conditions où s’est développée la pensée de M. Bergson, et ensuite avec tous les exemples que nous fournit l’histoire de la philosophie. Mais les analogies si réelles qui existent entre la philosophie de M. Bergson et celles de Schelling, de Hegel, de Schopenhauer, attestent dans la philosophie moderne l’unité d’un élan vital qui s’attache au même problème capital, celui de la vie dans ses rapports et dans sa contradiction avec les catégories de l’intelligence, celui du « monde comme volonté et représentation ». D’une part ce problème ne pouvait se poser dans toute son ampleur qu’après la Critique de la Raison Pure. D’autre part, en France, en Allemagne, en Angleterre, tout le XIXe siècle, celui de l’histoire, de la biologie, de la sociologie, de la psychologie, ébauche, postule une philosophie de la durée. Dès lors il est évident que la philosophie bergsonienne n’aurait pu se produire sans le kantisme ni sans l’évolutionnisme.

Le schème dynamique, dont l’élan vital n’est qu’un aspect, ne saurait être accueilli, utilisé que par un esprit familier avec le mode de philosopher que représente la Critique de la Raison pure. Kant n’a d’ailleurs pas pu écrire la Critique sans le trouver sur son chemin. Et la philosophie d’un être qui dure, d’un monde qui dure, ne pouvait se produire avant que les différents systèmes de l’évolution eussent étalé cette durée du monde comme un large problème à l’horizon philosophique. On ne peut donc pas concevoir que sans Kant, sans le romantisme allemand, sans l’évolutionnisme anglais, le bergsonisme ait pu naître. Mais on ne peut non plus le concevoir sans une réaction contre tous trois, sans le non initial autour duquel cristallise l’originalité d’une philosophie. Et de fait il existe chez M. Bergson une véritable hostilité contre la manière kantienne de philosopher, — de l’indifférence ou de la méfiance à l’égard de toute la philosophie allemande, — un certain mépris pour la belle candeur de Spencer. D’une part cette communauté d’élan vital et cette place irréversible dans la durée, d’autre part cette opposition et ce refus, apparaissent comme l’oxygène et l’azote qui permettent la respiration d’une pensée féconde. On apercevrait ces deux inspirations à la source de toute grande philosophie. Et jamais n’ont manqué ceux qui inter-