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CONCLUSION

pages du Rapport de Ravaisson, que des générations de philosophes les ont sues par cœur. J’ai comparé plus haut le dernier chapitre de l’Évolution Créatrice aux Maîtres d’Autrefois. Et cependant, si richement doué que soit M. Bergson pour l’histoire de la philosophie, si profondes qu’aient été les percées de lumière jetées sur tel philosophe, il semble bien que la forme de l’élan vital dont il ait l’intuition la plus discutable, pour un critique, ce soit l’élan vital de la philosophie.

Rien de plus naturel. Sauf à des moments dont l’intuition philosophique contient des traces, M. Bergson n’a pas abordé, ne pouvait pas aborder ce problème avec désintéressement. Il a projeté sur l’histoire de la philosophie les lignes d’intérêt impliquées par l’œuvre de précision qu’il tentait, par les besoins pratiques d’une philosophie originale. Une philosophie originale, a-t-il dit lui-même, débute par un non, par un refus d’admettre ce qui est ordinairement admis. Sa vue de l’histoire de la philosophie, sa perception des doctrines, ont suivi le pointillé de ce non. De là le dernier chapitre de l’Évolution Créatrice. De là l’intérêt qu’il perd à Zénon et à Kant, et son indifférence à l’égard, sinon de Plotin, du moins d’Héraclite, philosophe du changement, et de Schopenhauer, philosophe de l’intelligence mécanicienne. Mais maintenant que ce travail est accompli, nous n’avons pas, nous critiques, d’« intérêt » à admettre la « vision canalisée », utilement et solidement canalisée, de M. Bergson. Notre fonction est de coïncider, de la manière la plus désintéressée qu’il se peut, avec un élan vital qui ne comporte pas seulement ces intuitions individuelles de la vérité qu’admire M. Bergson chez certains des grands philosophes, un peu arbitrairement choisis, mais l’intuition d’un progrès, d’une explicitation dans la durée même. Nous en serions empêchés par la matérialité du bergsonisme, nous y sommes conduits par son esprit. L’écart énorme aperçu par M. Bergson, du point de vue de la durée, entre sa philosophie et les autres philosophies, est un point de vue indispensable à un créateur : il fait partie de la conscience inventive, et aussi de l’efficacité pratique. Mais l’élan de la critique coïncide avec l’élan des genres, des ensembles sociaux, plutôt qu’avec l’élan des individus. La critique sympathise avec l’élan qui crée les créateurs plutôt qu’avec l’élan des créateurs. Ou plutôt elle va de l’un à l’autre élan, elle les compose tous deux comme le calcul astronomique compose le mouvement de rotation et celui de translation.