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LE BERGSONISME

gences. Mais la philosophie vient maintenant nous dire que derrière ces faits d’expérience réelle se tient toute l’expérience possible, que cette durée et cette pluralité ne traduisent pas une déficience de notre être incapable de connaître l’éternel et l’un, mais qu’ils coïncident avec la vérité et l’efficience de l’être. Le dialogue, mouvement et respiration de la philosophie, est dès lors installé dans l’être, dans l’élan vital lui-même. Cette connaissance dans la durée et dans la pluralité, qu’est le dialogue, soutient avec l’être de durée et de pluralité qu’est l’élan vital un rapport analogue à celui de la relativité restreinte et de la relativité généralisée dans la physique d’Einstein. Le « plusieurs » du dialogue correspond à un « plusieurs » dans la réalité. C’est ainsi qu’on aurait du bergsonisme une idée aussi inexacte, aussi immobile, aussi scolastique, si on en faisait une philosophie de l’intuition pure que si on en faisait une philosophie de l’intelligence : mais il suppose entre l’intelligence et l’intuition, dont se sert alternativement le philosophe, ce même dialogue jamais achevé qu’elles comportent au sein même de l’élan vital. Pareillement, quand nous nous mettons en face de la philosophie toute fraîche, non encore déformée par les exégètes, des dialogues de Platon, nous y apercevons non la philosophie des Idées, mais la philosophie d’un dialogue continuel entre les Idées et la Vie : il diffère beaucoup de ce monde d’abstractions qu’on en a tiré pour l’usage des écoles.

Philosopher, quand on se place dans cette tradition occidentale du dialogue, ce n’est pas essayer de lire par-dessus l’épaule de Dieu un livre déjà écrit, épeler une vérité toute faite. Il n’y a pas plus une vérité toute faite qu’une réalité toute faite. Il y a ce mouvement, infiniment complexe du point de vue de l’intelligence, infiniment simple du point de vue de l’intuition, mouvement d’une réalité qui se fait et d’une réalité qui se défait, tel que la philosophie bergsonienne a tenté d’en donner un crayon imparfait. Perfectionner ce crayon, dans l’esprit du dialogue, c’est participer au rythme de ce qui se fait. Le diviser, l’immobiliser en scolastique, c’est participer au rythme de ce qui se défait, — sans que nous puissions d’ailleurs affirmer que cette défaite provisoire ne soit pas tournée finalement au bénéfice de l’élan créateur, ni que sur la voie où elle paraît réussir la marche de la pensée vivante n’implique pas le danger d’une impasse. Lorsqu’il eût lu l’Évolution Créatrice, William James écrivit à M. Bergson : « Nous combattons le même combat, vous comme chef, moi sous vos ordres. Les positions sur lesquelles