Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faut qu’il s’en éloigne ainsi. S’il conçoit l’organisme comme une machine, c’est qu’il est destiné à créer un jour des machines, et qu’il projette, sur l’organisme humain, l’exigence de mécanisme qui le fera triompher de la matière. De notre belvédère philosophique à une croisée de routes, nous pénétrerons dans le monde de l’instinct en méditant sur l’homme créateur d’hommes, et nous nous expliquerons le monde de l’intelligence en réfléchissant sur l’homme fabricant de machines.


V

L’INTELLIGENCE

La force limitée qu’est l’élan vital, obligée de choisir ses moyens de connaissance, c’est-à-dire d’action, a misé, avec l’instinct, sur le tableau de la compréhension, et, avec l’intelligence, sur le tableau de l’extension, — avec l’instinct sur la possession de la vie, avec l’intelligence sur l’empire de la matière. Les deux tableaux ne comportaient pas les mêmes chances. Le plus sûr était le premier, celui qui permettait de compter, pour maintenir la vie, sur les ressources de la vie. Si le calcul des probabilités eût fonctionné à cette époque, il eût montré dans le second, dans le tableau de l’intelligence, un expédient follement chanceux. La vie est en effet un essai pour enrayer cette dégradation par laquelle nous définissons la matière. Pour cela la vie végétale accumulait sur place de l’énergie utilisable, la vie animale accumulait de l’énergie utile, énergie susceptible de plusieurs mouvements et capables de choisir entre ces mouvements. Vie végétale et vie animale remontaient, péniblement, lourdement, directement, la pente de la matière, ralentissaient la dégradation de l’énergie. Elles avaient les yeux fixés sur l’élan vital, l’imitaient comme le démiurge du Timée imite les Idées. Et, sur la terre du moins, c’est, semble-t-il, en elles seules qu’a consisté, jusqu’à avant-hier (au plus tôt la fin du tertiaire), l’élan vital. L’acte de création libre, le commencement absolu par lequel la vie planétaire a passé à l’intelligence, fut peut-être quelque chose comme un coup de folie ou un coup de génie, — je dis peut-être, car, de l’évolution de la vie à la surface de la Terre,