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nous ne pouvons tirer des conclusions sur la nature entière de la vie, ni croire que notre ordre soit un ordre irréversible. Une planète d’intelligence sans instinct n’est pas plus impossible que ne l’a été, des milliers de siècles, notre planète d’instinct sans intelligence. Mais enfin, du point de vue de la Terre, l’intelligence a dû apparaître dans les conditions les plus hasardeuses, les plus précaires, apparemment les plus absurdes.

En effet, tandis que l’instinct à les yeux fixés sur la vie, l’intelligence tourne le dos à la vie. Elle trahit la vie pour aller à la matière, épouser la direction de la matière. Si un roi Lear a maudit d’abord cette Cordelia, il fut excusable. Pour organiser la matière la vie s’ajoutait à la vie, les corps vivants avaient acquis, avec une richesse inépuisable, les organes, c’est-à-dire les outils vivants de ces corps vivants, au moyen desquels ils agissaient, sur la vie pour la faire servir à la vie, sur la matière pour y installer la vie. Cependant cette évolution elle-même pressentait déjà la fissure par laquelle allait s’insinuer l’Intelligence : la matière, sur laquelle la vie agissait, devenait, au sein même de l’instinct, plus indépendante de la vie. La différence entre la coquille du mollusque et le nid de l’oiseau indique ce desserrement de l’instinct. Dans la coquille la matière est organisée par ce qui s’est organisé comme elle, elle devient organisme, alors que dans le nid la matière reste indépendante de l’organisme. Et cependant la coquille des œufs déposés dans le nid et le nid qui les reçoit nous apparaissent comme des moments de la même force, de la même démarche vitale. Le nid, lié comme tous les abris des animaux à la fonction sexuelle, à la conservation de l’espèce, n’est pas un outil. L’intelligence n’apparaît qu’avec l’outil. Le nid de l’oiseau appartient encore au monde de l’Instinct ; la massue de l’anthropoïde, qui fut probablement le premier outil, appartiendrait à l’intelligence. L’homme, disait Anaxagore, est intelligent parce qu’il a une main. Mais la main, prise en elle-même, n’est qu’une coupe sur le mouvement qui constitue l’intelligence, elle n’est une main humaine qu’après avoir saisi l’outil qu’elle dirige.

M. Bergson dit que, dans l’élan vital primitif, intelligence et intuition étaient sans doute confondus : donc intelligence et instinct, puisque le monde de l’intuition est fait de points d’instinct, au sens où la matière était faite, pour les néo-atomistes, de points de force. Mais d’autre part, le bergsonisme tend à nous montrer dans l’intelligence une forme d’action et de connaissance qui n’est apparue que très tard, alors que la vie se jouait depuis longtemps, presque tout