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LE MONDE QUI DURE

qu’elle accomplit, mais le but auquel elle tend. Elle ne se représente pas le fluide qui la porte, mais le solide qu’elle cherche à réaliser. Elle ne se représente pas une chose qui se fait, mais une chose faite. Et le solide c’est la chose faite. Un corps vivant n’est un corps solide que si nous en arrêtons la durée, si nous le cristallisons dans sa forme plastique présente. Dès que nous le considérons comme une chose qui dure, qui se transforme, qui se renouvelle entièrement dans un laps de temps relativement court, nous le rendons à une nature plus vraie, qui est une nature fluide. C’est donc bien sur un plan d’action que l’intelligence se représente le solide et le fixe.

Dès lors on peut définir l’intelligence une faculté mécanicienne, la faculté propre non de l’homo sapiens (ce n’est certes pas un philosophe qui l’a baptisé ainsi !), mais de l’homo faber. Il est curieux de voir que le fondateur, conscient ou involontaire, de la philosophie des Idées, Socrate, est parti d’une philosophie des métiers, qu’il faut traverser pour parvenir à la céleste et impréciable drogue. Et le déterminisme, qui est la philosophie naturelle de l’intelligence, s’appelle un mécanisme. Schopenhauer, qui a tracé ici l’esquisse de la théorie bergsonienne, dit : « L’animal, dès l’instant où il sort de l’œuf ou des flancs de sa mère, doit pouvoir chercher et choisir les éléments de sa nourriture. De là vient la nécessité de la locomotion déterminée par des motifs, et, pour cela, celle de la connaissance, qui intervient, à ce degré d’objectivation de la volonté, comme un auxiliaire, comme une μηχανή (mêchanê) indispensable à la conservation de l’individu et à la propagation de l’espèce[1]. » Mais cette μηχανή (mêchanê) demeure, chez l’animal, captive de l’organisme. L’intelligence n’apparaît pleinement que lorsque les outils, les machines produits par l’intelligence, deviennent indépendants de l’organisme. « Les mêmes fins directrices de la volonté d’une espèce animale, qui arment cette espèce de sabots, de griffes, de mains, d’ailes, de cornes ou de dents, le dotent aussi d’un cerveau plus ou moins développé, dont la fonction est l’intelligence nécessaire à la conservation de l’espèce[2]. » Seulement le cerveau de l’être instinctif et le cerveau de l’être intelligent se comportent différemment, et c’est ce que montre la théorie de l’instinct et de l’intelligence, desquelles M. Bergson paraît avoir marqué le premier, sur ce terrain, les différences fondamentales de nature. Le cerveau de l’être instinctif est, comme le dit Schopen-

  1. Le Monde comme Volonté, I, p. 155.
  2. Id., III, p. 16.