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LE BERGSONISME

hauer, l’une de ses μηχαναί (mêchanai), au même titre que ses ongles et ses dents, et dont la fonction est l’« intelligence » nécessaire à la conservation de l’espèce. Le cerveau de l’être intelligent est un créateur de μηχαναί (mêchanai). Il n’existe plus au même titre que les ongles et les dents, mais au même titre que l’élan vital qui a créé les ongles et les dents. C’est pourquoi il est, sur la terre, la seule voie libre ouverte à l’élan vital. Mais si les μηχαναί (mêchanai) créées par le cerveau de l’être intelligent ressemblent par certains côtés aux μηχαναί (mêchanai) déposées par la nature et dont le cerveau de l’être instinctif fait partie, elles en diffèrent, par d’autres, bien davantage. En un mot l’instinct est mécanique, l’intelligence est mécanicienne. Mais le mécanicien est greffé sur le mécanique, et il est impossible de dire exactement où l’un et l’autre commencent et finissent.

« Quand la nature veut faire de la chimie, elle emploie comme nous des cornues, des alambics, et quand elle veut faire de la mécanique, elle emploie comme nous des leviers, des poulies, des canaux, des soupapes. Cette rencontre de la Nature et de l’homme dans la construction des mêmes engins, sans qu’on puisse dire qu’en cela l’homme a copié la Nature, puisque la mécanique est venue avant l’anatomie, et moins encore que la Nature a pris modèle sur l’homme, est, pour le dire en passant, l’une des meilleures preuves que le système de nos sciences (mécanique, physique, chimie, etc…) est bien fondé sur des raisons naturelles, indépendantes des conceptions et des artifices de l’esprit humain. Le propre de l’esprit humain est d’avoir ce qu’il faut pour saisir nettement ce qui est du ressort de la mécanique, et de manquer de ce qu’il faudrait pour saisir de même la nature et le mode d’action de ce principe supérieur qui met en branle les fonctions de la vie. »

Ce passage est de Cournot, dans les Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes[1]. Et ce que j’ai souligné pourrait être écrit par M. Bergson. La nature et l’homme participent à la même mécanique générale. L’homme, en tant qu’il crée des mécanismes, est une nature, natura naturans. Et quand il crée des œuvres d’art, il est aussi une nature. Mais, comme le dit Pascal, la nature ne se connaît pas. L’homme se connaît comme produit de la nature, il ne se connaît pas en tant que nature qui produit. Ce qui concerne chez lui la nature qui produit appartient à l’action, non à la connaissance. Prolonger par sa production la nature qui produit est

  1. Id., p. 297.